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Geary devait reconnaître qu’il n’était pas inintéressant d’imaginer les réactions des dirigeants et des citoyens des Mondes syndiqués à l’arrivée de la flotte dans leur système.

Sur son hologramme, une bulle indiquant la propagation de la lumière à l’échelle du système de Sancerre s’élargissait à partir de la flotte. Il la voyait grossir graduellement, recouvrir d’abord de son front les géantes gazeuses les plus extérieures avant de se répandre vers les planètes habitées. Quand elle les atteindrait, les Syndics des vaisseaux chargés de l’exploitation des mines et des installations orbitales réagiraient aux sirènes de leurs signaux d’alarme. Ils se figeraient d’abord, les yeux écarquillés, sans trop y croire. Puis procéderaient à une seconde vérification et grossiraient les images. Avec un peu de chance, nombre d’entre eux refuseraient toujours d’en croire leurs yeux et d’expédier des messages qui mettraient des heures à atteindre leurs destinataires. D’autres, cependant, y croiraient sans doute et demanderaient des instructions.

Tous ces messages atteindraient les bureaux des principaux dirigeants du Syndic de ce système pratiquement au même moment que la lumière annonçant l’arrivée de la flotte, augmentant encore la confusion. Et, tout le monde envoyant à tout le monde des mémos hystériques, le réseau de communications ne tarderait pas à planter, ralentissant d’autant leur capacité à appréhender la situation et à y réagir.

Assez, peut-être, pour contrebalancer l’avantage que leur procurait la défense de leur propre système.

« À toutes les unités, ordonna Geary. Surveillez étroitement l’arrivée de projectiles cinétiques et de champs de mines dérivants. » Il s’interrompit, réévalua un instant la situation puis opta finalement pour une trajectoire simulant une attaque rapprochée sur la géante gazeuse la plus près de Sancerre. « À toutes les unités du corps principal, ici le capitaine Geary. Virez à tribord sur cap trois cent trente-neuf et piquez de quatre degrés vers le bas à T cinquante et un. »

Les représentations des vaisseaux de la flotte passèrent au vert sur son hologramme ; la couleur gagnait la flotte par vagues successives à partir de l’Indomptable, à mesure que chaque bâtiment recevait l’ordre et en accusait réception. Quelle différence avec la troupe débraillée dont il avait pris la tête à Corvus ! Il se surprit à sourire.

Un message clignota, attirant son attention : « Ici le Furieux. Poursuivons l’offensive. Cible suivante : attaque rapprochée de la cinquième planète. »

Il hocha distraitement la tête puis remarqua que Rione lui jetait un regard suspicieux. « Pas vraiment, lui expliqua-t-il. Ils vont feindre de l’attaquer puis rompront. » Je l’espère, tout du moins.

« Nos unités légères qui protègent le flanc bâbord de notre formation ne passeront pas très loin des vaisseaux miniers orbitant autour de la géante gazeuse extérieure, laissa tomber le capitaine Desjani d’une voix embarrassée.

— Ouais. » Très bien, ce coup-ci vous avez raison. Ces vaisseaux sont des cibles légitimes et des atouts importants pour ce système. « Quatrième division de croiseurs, sixième et septième escadrons de destroyers. Quand nous passerons près de la planète extérieure, engagez le combat avec les bâtiments marchands à portée de tir. Manœuvrez indépendamment si besoin. Informez les équipages de ces vaisseaux qu’ils doivent les évacuer sur-le-champ. » Ce qui réglait tout à la fois le problème des obligations militaires et celui des devoirs humanitaires.

L’écran du système de surveillance, qui continuait de recevoir et d’évaluer des informations, venait de mettre en surbrillance les systèmes de défense du Syndic sur diverses lunes, ainsi que ce qui, de toute évidence, ne pouvait qu’être des quartiers généraux et centres de décision planétaires ou spatiaux. Geary observa ces nombreuses cibles en orbite fixe ou situées sur des objets célestes aux orbites prévisibles. Dire qu’elles étaient nombreuses relevait de l’euphémisme. Il mit à son tour les cuirassés et croiseurs de combat du Syndic inachevés en surbrillance, puis demanda au système de recommander un plan de combat pour chaque objectif militaire ou associé. Quelques instants plus tard, ce plan s’affichait : à chaque vaisseau de la flotte était assignée la cible la plus propice au lancement et à la géométrie de ses projectiles cinétiques. Geary parcourut rapidement la liste, ne repéra rien d’étrange puis tapa « Approuvé » suivi de « Exécution ».

Les vaisseaux de l’Alliance entreprirent de lancer de nombreux autres projectiles, pluie de métal s’abattant sur les défenses du Syndic et qu’aucun bouclier ne pouvait repousser. Les autorités militaires de l’ennemi, qui, dans quelques heures, seraient déjà ébranlées par l’annonce de l’arrivée de la flotte ennemie, verraient aussi ce bombardement leur tomber dessus peu après. D’une certaine façon, il était sans doute malencontreux que ces armes missent bien plus longtemps à atteindre leurs cibles que la lumière prévenant de leur arrivée, mais, puisqu’elles ne pouvaient ni les éviter ni les arrêter, la vue de cette vague imminente de dévastation aurait tout le temps d’accroître encore la panique.

Les systèmes de combat l’avertirent obligeamment : le Sorcière, le Djinn, le Gobelin et le Titan devaient être avisés qu’il leur fallait accorder la priorité à la fabrication de projectiles cinétiques de remplacement. Geary appuya sur une touche pour transmettre l’instruction au capitaine Tyrosian du Sorcière. Tout cela, à l’orée de ce système stellaire, faisait l’effet de se dérouler simplement et sans obstacle. À mesure que la flotte s’enfoncerait plus profondément dans le système des Syndics et que leur temps de réaction se mesurerait en secondes et en minutes plutôt qu’en heures, cette impression de simplicité disparaîtrait, il le savait. Et, quand les projectiles cinétiques toucheraient leurs cibles, une onde de chaos parcourrait les planètes et les artefacts humains gravitant autour de Sancerre. Au souvenir des nombreux vaisseaux de l’Alliance anéantis par les Syndics lors du traquenard qu’ils leur avaient tendu dans leur système mère, juste avant qu’il ne prenne le commandement de la flotte, et en imaginant la réaction des dirigeants du Syndic à l’annonce de cette attaque, il ressentit une satisfaction sinistre. Vous nous croyiez terrifiés, n’est-ce pas ? Vous étiez persuadés que nous fuyions à toutes jambes dans l’espoir de sauver notre peau, si précipitamment que nous ne pourrions pas riposter. Mais c’est maintenant que vous découvrez toute l’étendue de votre erreur.

Restait une dernière chose à faire. Geary rectifia la position dans son fauteuil et adopta la posture la plus militaire possible, puis entreprit de transmettre un message à tout le système. « Population du système stellaire de Sancerre, ici le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. Nous engageons le combat avec tous les objectifs militaires de ce système. Nous exigeons la reddition immédiate de la population civile : citoyens des planètes, colons ou personnel des vaisseaux marchands et installations spatiales. Ceux qui se rendront seront traités selon les lois de la guerre. Toute attaque ou atteinte portée aux vaisseaux de l’Alliance se verra repoussée avec toutes les ressources et la vigueur dont nous disposons.

» En l’honneur de nos ancêtres. C’était le capitaine John Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance. »

Il coupa la transmission puis respira calmement, à pleins poumons. « Je ne suis vraiment pas fait pour jouer la comédie, déclara-t-il à Desjani.

— D’ici, c’était très impressionnant », le rassura-t-elle. Sans doute son partenariat avec Geary avait-il sensiblement tempéré son attitude envers le massacre des Syndics, mais la menace d’une destruction collective qu’il venait tout juste de diffuser lui plaisait ostensiblement.

Environ une heure et demie plus tard, la flotte frôlait la géante gazeuse extérieure ; les croiseurs et destroyers de son aile la plus proche de l’énorme planète survolèrent les gros et lents vaisseaux miniers, qu’ils décimèrent. Sur l’écran montrant le spectre visible, Geary voyait des formes sombres se déplacer sur le fond vert pâle et lumineux du globe, tandis que ses propres vaisseaux passaient en trombe et que les « javelots » à particules de leurs batteries de lances de l’enfer déchiquetaient les massifs bâtiments désarmés. En affichant d’autres données, il vit les représentations de capsules de survie s’enfuir des vaisseaux miniers, minuscules objets s’éparpillant dans toutes les directions comme les graines d’une cosse éclatée. Il demanda des informations supplémentaires et l’espace se tissa de lignes fines décrivant de gracieuses trajectoires et signalant la course prévue de ses vaisseaux de guerre et des bâtiments civils.

De loin, la guerre pouvait être d’une beauté remarquable. L’ayant connue de très près, Geary n’avait aucun mal à passer outre cette séduction imposée par la distance pour se rappeler les vaisseaux éventrés, les équipages désespérés et les années entières de travail que le tir d’un bâtiment de guerre pouvait réduire à néant en un éclair. Vue du pont d’un des vaisseaux concernés, même une grande victoire n’avait rien de charmant.

Des nuages de fragments en expansion marquaient l’emplacement des installations orbitales qui, d’ores et déjà, avaient essuyé l’impact foudroyant des bombes cinétiques.

« La lumière de notre bombardement de la base militaire du Syndic nous parvient de la grosse lune de la huitième planète », nota Desjani.

Geary bascula sur l’événement. Les senseurs optiques de l’Indomptable fournissaient d’ordinaire des images d’une netteté remarquable sur de très grandes distances, mais, en l’occurrence, les nuages de poussière et de débris qui montaient de ce qui avait été une installation militaire du Syndic masquaient la vue. Le système de combat du bâtiment avait filmé les impacts un peu plus tôt, juste avant qu’elle ne soit bouchée, et affichait à côté de chaque site ciblé un bilan de ses dommages. Toutes les armes offensives avaient été détruites, tous les systèmes défensifs annihilés, les moyens de communication et de surveillance broyés par la collision de ces lourdes masses métalliques qu’on ne pouvait pas arrêter et qui se déplaçaient à une fraction respectable de la vitesse de la lumière. Tout ce qui ne pouvait les esquiver était détruit. « Ce n’est plus une guerre. C’est du meurtre. » Desjani lui jeta un regard étonné.

« Je sais, fit-il. C’est nécessaire. Mais les Syndics de ces bases sur orbite fixe n’ont pas une chance. Je ne peux guère me réjouir de la mort de ces pauvres diables. »

Desjani donna un instant l’impression de réfléchir puis hocha la tête. « Vous préférez les combats loyaux. Bien sûr. Ils sont plus honorables.

— Ouais. » La mentalité des spatiaux contemporains et la sienne parvenaient difficilement à s’accorder sur ce point. Il consulta de nouveau son hologramme. Ses unités légères avaient balayé les vaisseaux miniers de la géante gazeuse et regagnaient la formation. Il se passerait encore des heures avant que les autorités militaires du Syndic ne vissent la flotte de l’Alliance. Celle-ci, comme d’innombrables armées humaines avant elle, devrait endurer le rituel ancestral : foncer puis patienter.

Geary étudia la flottille du Syndic ; les six heures de décalage dans le temps liées à sa position ne signifiaient plus grand-chose à présent. Si elle avait maintenu la même trajectoire à travers le système de Sancerre, elle devait désormais se trouver là où le prévoyait l’hologramme. Sinon, elle avait aussi pu couvrir une bonne distance, même en se traînant à beaucoup moins de 0,1 c. Il allait devoir veiller à régler ce problème avec la plus grande prudence. Si je me persuadais que la détruire serait un jeu d’enfant, elle risquerait de me surprendre et de m’infliger des pertes disproportionnées par rapport à sa taille.

Néanmoins, ces vaisseaux de guerre du Syndic ne sont pas assez nombreux pour nous menacer réellement. Si la formation de Cresida parvient à retenir assez longtemps leur attention, ils ne pourront pas gagner le portail de l’hypernet avant nous. Ça se présente très bien.

Des symboles rouges scintillèrent brusquement tout près du portail. Le regard de Geary se braqua sur eux et il les vit se multiplier en priant pour que ça s’arrête. J’ai parlé trop vite. Les Syndics auraient-ils malgré tout deviné ce que nous mijotions ? L’auraient-ils appris par les rescapés d’un des vaisseaux qui ont suivi Falco ? Ils n’auraient jamais trouvé le temps, autrement, de réagir si vite et d’envoyer des renforts.

Pas trop de vaisseaux jusque-là. Pourvu que cette flotte ne soit pas trop puissante. Faites qu’elle soit assez réduite pour nous permettre de l’affronter, ô mes ancêtres. Nous ne pouvons pas nous permettre de fuir ce système avant de l’avoir pillé.