« Audacieux, ici l’Indomptable, déclara calmement Desjani. Approchez-vous à portée de tir de vos lances de l’enfer, conjointement avec autant de rafales de mitraille que possible.
— Indomptable, ici l’Audacieux. Bien reçu. À vos côtés. » Geary ne savait pas trop si le cuirassé du Syndic était libéré de l’emprise de son programme automatisé maintenant que le portail semblait sur le point de s’effondrer ou si son équipage avait réussi à outrepasser la directive qui contrôlait certaines de ses armes, mais son feu venait brusquement de flageller les croiseurs lourds. Deux d’entre eux, suffisamment endommagés pour être hors de combat, essuyèrent en tanguant le marteau-pilon de ses puissantes batteries de lances de l’enfer. Un troisième se cabra et esquiva d’un tonneau. Le quatrième, le Diamant, pivota latéralement puis reprit sa position pour tenter, sans cesser de tirer, de tromper les contrôles de visée du Syndic.
La mitraille de l’Indomptable et de l’Audacieux frappa à la volée les boucliers du cuirassé, la conversion de l’énergie du tir en lumière et en chaleur déclenchant un concert d’éclair aveuglants. Ses boucliers s’affaiblirent assez par endroits pour laisser passer la mitraille qui venait fuser sur sa coque. Un instant plus tard, avant qu’ils n’eussent eu le temps de se renforcer, les lances de l’enfer de l’Indomptable et de l’Audacieux venaient les marteler sur deux flancs. Le cuirassé trembla quand les particules chargées lacérèrent sa cuirasse puis s’y engouffrèrent, dévastant son équipage et ses systèmes vitaux. « Spectres ! ordonna Desjani. Une pleine salve ! »
Six missiles s’évadèrent de l’Indomptable, s’accordèrent une brève pause, le temps de se verrouiller sur le cuirassé, puis accélérèrent droit sur le vaisseau blessé. Quand de monstrueuses explosions eurent éclos, ce qui n’était plus guère qu’une carcasse éventrée s’écarta en titubant de la position qu’elle occupait près du portail.
« Ils n’avaient aucune chance, déclara Desjani en secouant la tête. Ils étaient quasiment au point mort.
— Le portail s’effondre indubitablement », annonça la vigie qui le surveillait d’une voix où perçait à présent une touche d’effroi.
Geary entra un code et appuya sur « Activation », enclenchant ce faisant le programme conçu par le capitaine Cresida.
Faites que ça marche, ô mes ancêtres. Le système exige que j’asservisse des vaisseaux disponibles à ce programme. Très bien. Fais-le. J’aimerais autant en avoir plus que trois sous la main, mais de combien ai-je réellement besoin ? Les deux dernières formations ont déjà tourné, en concordance avec mes instructions, et elles s’éloignent. « Indomptable, Audacieux et Diamant, ici le capitaine Geary. Vos systèmes de combat sont désormais sous le contrôle d’un programme destiné à tenter de maîtriser l’effondrement du portail. Exécution immédiate. » Il entra l’autorisation en songeant à l’ironie de la chose : il allait faire subir à ses propres bâtiments ce que les commandants du Syndic avaient infligé à leur flottille de la force Bravo ; mais pour tenter d’empêcher une destruction massive et non pour la provoquer ; et, si ses officiers le souhaitaient, ils pouvaient outrepasser le programme à tout moment.
Presque aussitôt, il sentit l’Indomptable pivoter et entreprendre de décélérer à impulsion maximale pour ralentir son passage devant le portail. Il voyait l’Audacieux et le Diamant s’efforcer eux aussi de réduire à néant leur vélocité pour se placer près de lui.
Il releva les yeux vers son écran, d’où le portail de l’hypernet le toisait à présent. Il n’en avait vu jusque-là qu’un seul autre, et très fugacement. L’amiral Bloch avait insisté pour le lui montrer, mais il était encore à moitié mort, se relevait à peine de sa longue hibernation et du choc psychologique que lui avait causé son réveil dans ce lointain avenir, un siècle après sa propre époque ; il n’y avait donc prêté que bien peu d’attention. Il se rappelait vaguement une sorte de miroitement dans l’espace, comme si quelque chose n’était pas tout à fait normal à l’intérieur.
Ce qu’il voyait à présent était différent. Les pertes des Syndics avaient sans doute limité les destructions provoquées par leurs vaisseaux, mais elles étaient manifestement trop lourdes pour la matrice de particules suspendue entre les torons. Le miroitement avait disparu, remplacé par une ondulation qui agitait l’espace lui-même comme les convulsions de la fourrure d’un animal d’une taille invraisemblable.
« Capitaine Geary, l’interpella Desjani sur le ton qu’elle aurait employé pour débattre de manœuvres de routine, le programme de neutralisation du portail assigne des positions aux trois vaisseaux.
— Aucun problème ? »
Elle secoua la tête. « Nous procédons déjà aux manœuvres, capitaine. »
Il regarda l’image du portail défiler devant l’Indomptable, nanifiant de sa masse jusqu’au croiseur de combat de l’Alliance. Sur son écran, il vit l’Audacieux et le Diamant assumer eux aussi la position exigée.
« Le programme annonce qu’il a achevé l’analyse de l’effondrement du portail, annonça la vigie de l’armement sur un ton un tantinet éberlué. Stabilisation impossible. Séquence de neutralisation par destruction amorcée. »
De toute évidence, ça signifiait qu’il ouvrait le feu. Les lances de l’enfer des trois vaisseaux vomirent leurs charges sur les torons disséminés autour du portail et entreprirent de les sectionner en fonction d’un schéma qui restait incompréhensible à Geary. Il se surprit à fixer de nouveau le portail, révulsé par le spectacle de l’agonie douloureuse de sa matrice de particules, mais incapable d’en détourner les yeux.
L’image de l’espace, à travers, se tordait et se convulsait à présent comme si la réalité elle-même se courbait. Quelque chose se recroquevilla dans son esprit, comme s’il trouvait répugnante cette vision qui dessillait ses yeux et réduisait à néant le mirage habituel de la solidité de l’univers. À l’intérieur de la matrice, la nature essentielle de la matière était comme retournée et des quantités inimaginables d’énergie se créaient dans ce processus.
Les lances de l’enfer de l’Indomptable continuaient de vomir leur feu selon des séquences apparemment aléatoires, vaporisant des torons un par un ou par petits groupes. L’Audacieux était posté au-dessus et à bâbord du vaisseau amiral, le Diamant au-dessous, également à bâbord, et leurs armes se pliaient à la coordination du même programme. L’écran de Geary ne lui permettait pas de dire s’il était ou non en activité. « Que disent les relevés d’énergie à l’intérieur du portail ? » demanda-t-il. Il avait quasiment murmuré, mais, dans le silence qui régnait sur la passerelle, sa voix avait porté très distinctement.
« Ils n’arrêtent pas de fluctuer, répondit la vigie des senseurs d’une voix empreinte d’incrédulité. Dépassant tantôt le pic de la courbe de très loin, puis retombant à zéro avant de remonter incroyablement haut. Ces fluctuations sont instantanées. Nos instruments semblent incapables de quantifier de façon fiable les événements qui se produisent à l’intérieur.
— Capitaine Geary, ici le Diamant. Que se passe-t-il, capitaine ? » Le message était entrecoupé de sortes de parasites, mais il restait intelligible.