Geary tendit la main vers les touches sans quitter son écran des yeux. « Diamant, ici le capitaine Geary. Nous nous efforçons de maîtriser un monstre avant qu’il n’anéantisse ce système stellaire. Veillez à renforcer vos boucliers de proue au maximum. Ça vaut aussi pour vous, Audacieux. N’intervenez pas, je répète, n’intervenez pas dans la séquence de tir de vos armes. »
L’air vibrait d’un étrange bourdonnement, d’une résonance qui traversait tout ce qui se trouvait à proximité du portail. Geary la sentait frémir en lui. Il entendit quelqu’un marmonner une prière et n’imposa pas le silence. La vue, à travers le portail, s’était encore distordue ; ce qu’elle montrait était quasiment impossible à regarder tant son cerveau répugnait à l’admettre. La gueule du monstre. De la bête mythique qui dévore les vaisseaux et n’en laisse plus aucune trace dans le vide sidéral. Je l’ai enfin entrevue. Par les vivantes étoiles, j’espère bien ne plus jamais la revoir !
Une voix résonna à ses côtés, très basse. Celle de la coprésidente Rione, trahissant le même effroi, la même terreur qu’il ressentait lui-même, comme sans doute tous les autres. « Merci d’avoir essayé, capitaine Geary.
— Nous n’avons pas encore échoué, réussit-il à articuler.
— Capitaine Desjani », appela la vigie de l’armement. Sa voix légèrement paniquée résonnait trop fort. « Les batteries de lances de l’enfer deux alpha, quatre alpha et cinq bêta signalent qu’elles surchauffent.
— Procédez à un refroidissement d’urgence, répondit-elle d’une voix ferme. Le capitaine Geary est à bord, mesdames et messieurs. Nous ne lui ferons pas faux bond, ni à lui ni au reste de la flotte qui compte sur nous. »
À ces mots et en dépit de sa peur, Geary éprouva un élan de gratitude, en même temps qu’une certaine admiration pour l’aptitude de Desjani à irradier l’assurance, même confrontée à ce qui se passait à l’intérieur du portail.
Le curieux bourdonnement avait viré au gémissement, à une plainte déchirante qui parcourait toutes choses. Geary ressentait cette étrange instabilité associée d’ordinaire à une forte ébriété et il comprit que ce qui se produisait à l’intérieur du portail martyrisait son système nerveux. Il espérait les installations électriques de l’Indomptable mieux protégées que son propre organisme.
« Capitaine Geary, ici le Diamant. Nos systèmes secondaires sont défaillants. Les systèmes primaires restent opérationnels grâce aux circuits d’appoint. Nous avons perdu une batterie de lances de l’enfer par surchauffe. Nous maintenons la position.
— Ici l’Audacieux. Nous connaissons les mêmes problèmes. Nous restons à notre poste et nous continuons de tirer.
— Capitaine Desjani, défaillances des systèmes secondaires à travers le fuselage. Batterie deux alpha de lances de l’enfer inopérante suite à la surchauffe.
— Très bien, répondit-elle de la même voix assurée. Restez en position. Poursuivez le tir. »
Geary, quand il n’était pas débordé par ses responsabilités, avait toujours été fier de commander cette flotte. Mais à présent, à l’idée d’avoir sous ses ordres des vaisseaux et des spatiaux de ce calibre, il se sentait si honoré qu’il devait refouler ses larmes.
« Bon sang, vous êtes tous magnifiques ! déclara-t-il rudement. Puissent les vivantes étoiles récompenser une telle vaillance !
— Ici le Diamant. Mes armes ont définitivement cessé de tirer. Tous les systèmes de combat sont H.S. Demande instructions. »
Geary abattit la main sur les touches. « Retirez-vous, Diamant. Accélération maximale. Tâchez de renforcer le plus possible ceux de vos boucliers qui font face au portail.
— Diamant, bien reçu. Exécution impossible. Les coussins d’inertie fonctionnent encore, mais les principales commandes de manœuvre viennent de flancher. À ce qu’il semble, nous allons devoir rester avec vous devant la bouche de l’enfer.
— Je ne pouvais souhaiter meilleure compagnie, Diamant et Audacieux, répondit-il. Capitaine Duellos, si jamais l’Indomptable est détruit, vous assumerez sur mon ordre le commandement de la flotte. »
Duellos n’entendrait pas cet ordre avant un bon moment, du moins si les étranges parasites émis par le portail ne l’occultaient pas entièrement à distance. Geary inspira profondément. « Combien de temps encore pourrons-nous tenir, capitaine Desjani ?
— Pas moyen de le déterminer, capitaine », répondit-elle à voix basse, mais toujours aussi fermement. Geary s’émerveilla encore de sa maîtrise de soi. « Le vaisseau subit une succession de stress inédits. »
Le rythme du tir des lances de l’enfer s’était enfin ralenti, entrecoupé de pauses de longueur variable intervenant juste avant que le programme n’ordonne de lâcher de nouvelles rafales pour sectionner d’autres torons à divers emplacements autour du portail. La bouche de l’enfer palpitait démentiellement à l’intérieur, tantôt donnant l’impression qu’elle allait faire sauter les chambranles du portail, tantôt se réduisant à un point quasiment invisible.
Geary sentait son propre corps vibrer à l’unisson et se demandait combien de temps un organisme humain pouvait résister à l’altération de la structure de la réalité qui affectait cette zone de l’espace.
En un clin d’œil, la bouche de l’enfer disparut, comme réduite à néant. « Que… ? »
Une onde de choc voyageant si vite que rien, si près du portail, ne l’avait annoncée frappa le vaisseau et lui coupa la voix. Il avait déjà vu les images décalées dans le temps de l’onde de choc d’une nova, et celle-là lui ressemblait beaucoup, encore que, se produisant en temps réel, le phénomène eût été trop rapide pour que ses sens l’eussent réellement perçu. L’Indomptable vibra sous l’impact et ses coussins d’inertie gémirent dans leur tentative pour compenser ses effets.
« Boucliers de proue renforcés. » Les lumières du plafond pâlirent. « Toute l’énergie superflue est basculée sur les boucliers de proue. »
Ça s’arrêta aussi vite que ç’avait commencé. Geary scruta son écran en clignant des paupières ; il ne montrait que l’espace ordinaire. Les torons restants du portail avaient été vaporisés par la décharge d’énergie consécutive à son effondrement. « Diamant ! Audacieux ! Signalez votre condition.
— Les communications sont coupées, capitaine. On est en train de restaurer les systèmes. Vous pouvez y aller, maintenant. »
Il appuya de nouveau sur la touche. « Diamant et Audacieux, rapport sur votre état exigé. »
L’attente fut une torture, mais la réponse lui parvint enfin. « Ici l’Audacieux. Une grande partie de l’équipement est déconnecté, mais nous n’avons pas souffert de dommages sérieux. Estimons que nous pourrons avec le temps recouvrer notre pleine capacité. Vous transmettrons dès que possible une estimation du délai requis pour les réparations.
— Ici le Diamant. Devrions pouvoir repartir, mais pas avant quelques heures, voire beaucoup plus. Nombre de nos systèmes vitaux sont H.S. Le Diamant est non opérationnel pour une période indéterminée. »
Geary laissa échapper une goulée d’air qu’il n’était pas conscient d’avoir retenue. « Audacieux, tenez compagnie au Diamant. Capitaine Tyrosian, désignez un de vos auxiliaires pour qu’il s’approche du Diamant et lui porte secours. » Il contrôla sur l’écran et constata avec surprise que l’onde de choc ne touchait que maintenant les plus proches vaisseaux de l’Alliance. « De quelle amplitude était-ce ? Pas celle d’une nova, en tout cas.