— De menaces planétaires ? Nous avons laminé cette planète. Il ne devrait lui rester aucune arme orbitale en état de fonctionner.
— Il ne “devrait” pas, convint Carabali. Ça ne signifie pas qu’il n’en existe plus. Nous avons frappé tout ce que nous avons pu voir d’une distance de quelques heures-lumière, capitaine. Mais c’est une planète très peuplée aux puissantes infrastructures. Tant d’immeubles et d’installations ne facilitent guère le travail. Par-dessus le marché, les impacts ont soulevé dans les couches supérieures de l’atmosphère de très denses nuages de poussière et de vapeur d’eau, de sorte que nous ne distinguons plus du tout la surface. Nous ne savons pas si quelque chose serait passé inaperçu, ni même ce qu’on trouve encore en bas. »
Geary étudia l’écran en se frottant le menton. « Bien vu », admit-il. Les combats spatiaux n’ont que trop tendance à vous persuader que vous pouvez percevoir toute menace longtemps avant qu’elle ne vous atteigne. Ce n’est pas vrai en l’occurrence. J’aurais dû m’en rendre compte. Nos victoires sur les Syndics dans le système de Sancerre et notre survie après l’effondrement du portail de l’hypernet m’ont rendu trop sûr de moi. Je ne me suis pas montré assez paranoïaque ; il pourrait rôder autre chose dans ce système. « S’il leur restait des armes en état de fonctionner, pourraient-elles nous prendre pour cible à travers cette atmosphère saturée ?
— Nous n’avons sûrement pas frappé tous les aéroports et spatioports, capitaine. Il leur suffirait de lancer un engin assez haut pour relayer la vue jusqu’à la surface. Un drone automatisé, par exemple, serait très difficilement repérable. »
Geary afficha le plan d’exploitation pour vérifier ce que visait la formation Bravo. « Nos vaisseaux se dirigent vers les chantiers spatiaux, du moins ce qu’il en reste, et quelques autres grosses installations orbitales. Nous avons besoin de ce qu’elles contiennent, colonel. Des vivres et des stocks de minerai brut en particulier.
— Je n’aime pas ça, capitaine.
— Pourriez-vous me proposer un plan, colonel ? Qui permettrait à nos vaisseaux de piller ces installations tout en interdisant aux armes des Syndics encore opérationnelles à la surface de les prendre pour cibles ? »
Carabali fronça les sourcils et réfléchit, les yeux baissés. « Nous pourrions envoyer dans l’atmosphère des appareils de reconnaissance aérienne. Des drones RECCE. Mais rien ne permet de dire jusqu’où ils devront descendre pour obtenir une image nette de la surface. Et plus ils descendront, moins ils seront efficaces.
— De combien de ces drones la formation Bravo dispose-t-elle ? »
Carabali plissa de nouveau le front et vérifia quelque chose hors cadre. « De dix, capitaine. Tous opérationnels. Mais, si nous les envoyons dans cette purée, qui sait si nous pourrons les récupérer, et, autant que je le sache, vos auxiliaires ne peuvent nous en fabriquer d’autres.
— D’autres vaisseaux non plus. » Geary s’accorda le temps de la réflexion. « Je vais m’entretenir avec le capitaine Duellos, le commandant de la formation Bravo. Nous emploierons les drones RECCE pour explorer sous cette purée de pois et nous exhorterons les vaisseaux à éviter les orbites basses. Je vous rappelle le plus vite possible, dès qu’une idée me sera venue.
— Merci, capitaine. » Carabali salua et son image s’évanouit.
Geary poussa un profond soupir puis se retourna pour dire au revoir à Rione. Il se rendit compte qu’elle se tenait contre la cloison, près de la couchette, encore nue, et qu’elle regardait. « Pas de pitié pour les braves ? s’enquit-elle.
— Je me suis davantage reposé que bon nombre de gens, marmonna-t-il en détournant les yeux.
— Quel est le problème, capitaine Geary ? demanda-t-elle d’une voix un tantinet amusée.
— J’essaie de me concentrer sur les devoirs de ma charge. Vous m’en distrayez légèrement.
— “Légèrement”, sans plus ? On se retrouvera dans un moment sur la passerelle.
— D’accord. » Avant de partir, conscient que Rione le regardait, Geary prit le temps de régler l’accès à sa cabine pour lui permettre d’entrer à tout moment. En chemin, il éprouva un trouble étrange. Rione s’était montrée extrêmement passionnée pendant qu’ils faisaient l’amour, mais, depuis, même quand elle se tenait nue devant lui, elle affectait de nouveau une attitude de froid détachement à son égard. Il ne pouvait s’empêcher de songer à une chatte qui, après avoir obtenu son content de témoignages d’affection, se réservait malgré tout le droit de franchir le seuil sans aucun regret quand l’envie l’en prenait. Il n’avait jamais sérieusement envisagé qu’elle pût songer à entretenir une liaison avec lui et, donc, n’avait pas réfléchi aux implications d’une telle relation. Certes, elle prétendait l’aimer « bien », mais le mot « amour » n’avait assurément pas été prononcé. Se pouvait-il qu’elle l’utilisât pour son seul confort ? Ou, pire, qu’elle se mît dans ses petits papiers pour avoir barre sur le Black Jack Geary qu’elle redoutait ou sur d’autres politiciens de l’Alliance.
Que ne rapporterait pas, à une politicienne ambitieuse, sa position de concubine du héros légendaire qui aurait miraculeusement ramené la flotte de l’Alliance au bercail ?
Comment puis-je penser cela ? Rione n’a jamais fait montre d’une telle ambition.
Mais il faut dire aussi qu’elle est restée secrète dans bien des domaines. Avec moi en tout cas. Comme, par exemple, qu’elle désirait coucher avec moi. Disons qu’elle se consacre toujours à sauver l’Alliance de Black Jack Geary. En frayant avec moi, il ne lui serait guère difficile de s’assurer une bonne ration de pouvoir personnel, assez, à tout le moins, pour mieux me contrôler. Comment m’assurer qu’il n’y a pas, derrière ce dévouement apparent, une femme à l’ambition démesurée toute prête à me manipuler pour faire progresser sa carrière ?
Que mes ancêtres me viennent en aide ! Autant que je le sache, Rione est parfaitement sincère. Pourquoi ces arrière-pensées ? Pourquoi ces soupçons ?
Parce que je suis déjà fichtrement influent et je le deviendrai encore plus si je ramène cette flotte chez elle. C’est elle qui me l’a fait comprendre.
D’un autre côté, si elle se sert de moi, autant en profiter tant que ça dure. Et, même si je ne représente à ses yeux qu’un moyen de gravir les échelons du gouvernement de l’Alliance, il y a des sorts bien pires. Je n’ai aucune raison de la croire amorale ni avide de pouvoir.
Ben voyons, Geary. Tu connais si bien les femmes qu’elle t’a pratiquement renversé dans un lit avant même que tu ne l’aies vu venir.
Pour la énième fois, Geary se rendit compte que ce que pensait réellement Rione lui restait insondable, et il en aspira d’autant plus à une tâche moins complexe : affronter un ennemi dont il savait qu’il ne voulait qu’une chose, sa mort.
Le capitaine Desjani bâilla et salua Geary d’un signe de tête à son entrée sur la passerelle de l’Indomptable. « Vous avez parlé avec le colonel Carabali ?
— Ouais », répondit-il en prenant son siège avant d’allumer l’écran, qu’il étudia un instant. Il avait passé les cinq dernières heures à dormir ou en compagnie de la coprésidente Rione. À l’échelle d’un système stellaire, peu de choses changent durant ce bref laps de temps. Mais la formation Bravo continuait de piquer à une allure régulière vers la quatrième planète et ses réserves. Le Courageux était maintenant à une trentaine de minutes-lumière de l’Indomptable, et toute conversation avec le capitaine Duellos tirerait en longueur.