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La section du renseignement était gardée par une impressionnante succession de sas. Un lieutenant légèrement nerveux l’attendait à l’entrée du premier et le conduisit aussitôt vers la zone de haute sécurité. Pour une raison incompréhensible, Geary avait toujours l’impression qu’il y régnait un profond silence, même si l’œil n’y voyait qu’un espace de bureaux parfaitement normal, doté néanmoins de davantage de matériel accumulé sur les tables ou dans d’étranges renfoncements. Fidèle aux anciennes traditions, la section du renseignement était un monde en soi, cloisonné, séparé du reste de l’équipage mais continuant d’en faire partie. L’étroit univers sécurisé au sein duquel opéraient ses agents contrastait avec un environnement de travail nettement plus débraillé.

Un des bureaux – tiens donc – était orné d’une plante, d’une petite éclaboussure de verdure vivante. Geary arqua un sourcil interrogateur. « C’est Audrey, capitaine », répondit le lieutenant, l’air encore plus fébrile que tout à l’heure.

Évidemment. Si un vaisseau spatial avait des plantes à son bord, l’une d’elles au moins devait nécessairement s’appeler Audrey. La raison, si elle existait, se perdait dans les brumes du passé, mais, en constatant qu’une chose au moins n’avait pas changé depuis son époque, Geary se sentit légèrement mieux. Il eut un sourire rassurant et suivit son guide vers la salle d’interrogatoire.

La cabine répondait à une conception qui, de toute évidence, n’avait probablement pas évolué non plus depuis des siècles. Geary jeta un coup d’œil dans le miroir sans tain et vit un sous-officier syndic assis sur une chaise ; elle n’était pas menottée, avait l’air hébétée et effrayée mais s’efforçait de ne pas le montrer. « Si elle tente quoi que ce soit, on la sonnera d’une décharge, le rassura le lieutenant.

— Elle n’a pas la tête d’un kamikaze », répondit Geary. Il étudia les relevés des instruments disposés devant lui. « Tous servent à vos interrogatoires ? » Il était déjà descendu dans cette section, mais il n’y avait pas de prisonniers à l’époque.

« Oui, capitaine. » Le lieutenant désigna les instruments. « Nous pouvons procéder à des enregistrements de l’activité cérébrale pendant que nous posons des questions. Et repérer ainsi les tentatives de tromperie sur les informations que nous essayons d’extorquer.

— Que faites-vous dans ces cas-là ?

— Il suffit parfois de les placer devant leurs mensonges. Certains craquent quand ils s’aperçoivent que nous savons qu’ils mentent. Pour les plus coriaces, le mieux est encore de leur administrer des drogues qui font tomber les inhibitions. On leur pose alors nos questions et ils y répondent.

— Déjà plus humain qu’un passage à tabac, fit remarquer Geary avec un nouveau sourire.

— Un passage à tabac ? » Le sous-entendu parut sidérer le lieutenant. « Pourquoi en viendrions-nous là, capitaine ? On n’obtient par cette méthode que des renseignements peu fiables.

— Vraiment ?

— Vraiment, capitaine. Sans doute moins qu’en recourant ouvertement à la torture, mais tout de même sujets à caution. Notre travail consiste à vous fournir des renseignements exacts. On peut certes faire parler les gens en les maltraitant physiquement ou moralement, mais pas en tirer des informations précises. »

Geary opina, soulagé en son for intérieur de constater que, dans le cas au moins de la collecte d’informations, le seul pragmatisme suffisait à éviter les horreurs dont il avait été témoin par ailleurs. S’il avait appris que les agents du renseignement tablaient sur la torture, il en aurait sans doute conclu que ce service était tout aussi inefficace que les tactiques employées par la flotte avant son arrivée. « D’accord. Faites-moi entrer. »

La spatiale syndic releva brusquement la tête en entendant s’ouvrir la lourde porte. Geary pénétra dans la cabine et s’arrêta devant elle, qui fixait l’insigne de son grade. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il. Les agents du renseignement auraient sans doute pu le lui apprendre, mais ça lui avait paru une bonne manière d’engager la conversation.

« Matelot de septième classe Gyal Barada, du service général des forces des Mondes syndiqués, Directoire des forces spatiales mobiles. »

Heureux de travailler pour une flotte plutôt que pour un « directoire des forces spatiales mobiles », Geary prit place sur l’autre chaise. « Je suis le capitaine John Geary. » La fille cligna des yeux d’ébahissement. « On m’appelait autrefois Black John Geary. C’est probablement sous ce nom que vous avez entendu parler de moi. Je suis le commandant en chef de cette flotte. »

La peur remplaça la stupéfaction. « C’est comme ça…» bafouilla-t-elle, puis la suite resta coincée dans sa gorge.

Geary s’efforçait de parler de façon rassurante, sur le ton de la conversation. « Comme ça que quoi ? »

Elle le fixait, l’air terrorisée. « J’ai entendu nos officiers discuter avant la destruction de notre vaisseau. La flotte ennemie n’aurait pas dû se trouver là, selon eux. Elle n’aurait pas pu parvenir jusqu’à ce système. Pourtant, elle y était. »

Geary hocha la tête. « J’y suis pour quelque chose.

— On nous a affirmé que cette flotte avait été anéantie dans notre système mère. Et que vous étiez mort depuis un siècle. » La fille était si pâle qu’il craignit de la voir s’évanouir.

« Avez-vous été blessée au combat ? » demanda-t-il.

Elle secoua brièvement la tête. « Non. Je ne crois pas.

— Vous a-t-on traitée selon les lois de la guerre depuis qu’on vous a fait prisonnière ? »

La stupeur reprit le dessus. « Je… Oui.

— Parfait. Où en est la guerre ? »

Elle déglutit puis reprit en ânonnant, sur le ton de la récitation. « Les Mondes syndiqués volent de triomphe en triomphe. La victoire finale est à portée de nos mains.

— Vraiment ? » Geary se demanda depuis quand la propagande syndic promettait la victoire finale pour le lendemain. « Vous n’en doutez jamais ? » La fille secoua la tête sans répondre. « C’est bien ce qu’il me semblait. Mettre en doute ces mensonges serait sans doute risqué. » Toujours pas de réponse. « Aimeriez-vous rentrer chez vous ? » Elle le fixa longuement avant d’acquiescer. « Moi aussi. Mais ma patrie est libre, tandis que la vôtre ne l’est pas. Ça ne vous dérange pas ?

— Je suis une citoyenne des Mondes syndiqués qui vit dans la prospérité et la sécurité grâce aux sacrifices de nos chefs. »

Stupéfiant. Ces absurdités que les Syndics leur ont fourrées dans le crâne n’ont pas changé en un siècle. Mais comment les yeux se dessilleraient-ils devant une affirmation aussi simpliste et perfide ? « Vous y croyez vraiment ?

— Je suis une citoyenne des Mondes syndiqués…

— J’avais entendu. Comment faire pour vous amener à en douter ? Et à réagir ? »

Elle le dévisagea, de nouveau terrifiée. « Je ne répondrai pas à vos questions. »

Il hocha la tête. « Je ne m’y attendais pas. Je me demande simplement ce qu’il en coûterait à quelqu’un comme vous de se retourner contre un gouvernement qui vous réduit en esclavage et vous opprime. »

Elle soutint longuement son regard avant de répondre. « Je dois défendre ma patrie. » Nouveau silence. « Ma famille vit sur cette planète. »

Geary réfléchit puis opina derechef. De vieilles motivations sans doute, mais puissantes. Défendre sa patrie contre l’envahisseur étranger. Et protéger sa famille de son propre gouvernement. Tous les États totalitaires de l’histoire de l’humanité avaient reposé là-dessus. Pendant quelque temps du moins. « Je vais vous apprendre quelque chose. Je ne m’attends pas à ce que vous me croyiez, mais je vais tout de même vous le dire. L’Alliance ne tient pas à attaquer votre planète. Ni à faire du mal à votre famille. Personne dans l’Alliance ne se bat par crainte du gouvernement. Tous ceux des Mondes syndiqués ont le choix entre continuer de soutenir leurs chefs dans cette horrible guerre ou exiger qu’on y mette fin pour le salut commun. »