Le visage du matelot syndic s’était refermé, comme celui d’une vraie croyante à qui l’on viendrait d’annoncer que ses ancêtres ne veillent pas sur elle, mais elle ne souffla pas mot. Garder le silence en présence de l’autorité même quand on est en parfait désaccord avec elle : c’était certainement là une tactique de survie dans les Mondes syndiqués.
Geary se leva. « Vos vaisseaux ont vaillamment combattu. Je regrette d’avoir dû les détruire. Puissent nos enfants se côtoyer un jour en paix. » Ce dernier vœu la fit sursauter, mais elle se contenta de suivre Geary des yeux sans mot dire pendant qu’il quittait la salle d’interrogatoire.
« On ne peut pas les persuader de trahir leurs chefs, lâcha le lieutenant. On a essayé. On pourrait croire que leur intérêt personnel prévaudrait. »
Geary secoua la tête. « Lieutenant, si les hommes étaient animés par leur intérêt personnel, alors, vous, moi et tous les autres soldats, spatiaux et fusiliers de l’Alliance et du Syndic serions assis sur une plage de notre planète natale à boire une bière. Pour le meilleur ou pour le pire, les gens sont prêts à se battre pour ce en quoi ils croient. Pour le meilleur dans notre cas et pour le pire dans le leur.
— Oui, capitaine. Mais vous avez semé là une graine intéressante. Nous n’avions pas pris la mesure de ce que ça donnerait.
— Comment ça ?
— Elle vous croit mort et votre flotte anéantie. N’avez-vous pas vu à quel point elle était terrifiée ? Les chiffres de son métabolisme ont grimpé jusqu’au ciel. Elle voit en nous une flotte fantôme commandée par un spectre. » Le lieutenant sourit. « Ça risque de taper un tantinet sur le moral des Syndics.
— Ça risque, effectivement. » Geary étudia la spatiale syndic à travers le miroir sans tain. « Qu’a-t-on décidé pour elle et les autres prisonniers ?
— Nous sommes dans l’expectative. Ils n’ont aucun intérêt sur le plan du renseignement. Mais, si nous pouvions les utiliser pour répandre des rumeurs, ce serait sûrement profitable, déclara prudemment le lieutenant. Nous pourrions peut-être envisager de les… libérer ?
— Leurs modules de survie sont-ils restés à bord ?
— Oui, capitaine. » Le lieutenant avait l’air surpris que Geary ne s’offusquât point de sa proposition. « Nous les avons fouillés en quête d’objets de valeur qu’ils auraient pu embarquer de leurs vaisseaux, mais ils ne contenaient rien d’intéressant non plus. »
Geary observait toujours la prisonnière, en se disant qu’il aurait très bien pu se trouver à sa place si les événements s’étaient déroulés un peu différemment… si les Syndics, voilà un siècle, avaient recueilli son module de survie ou si, quelques mois plus tôt, la flotte de l’Alliance s’étant trouvée dans l’incapacité de quitter leur système mère, tous ses bâtiments avaient été détruits et leurs équipages faits prisonniers. « Très bien. Voici quels sont mes ordres. Trimballer des prisonniers dénués de toute valeur stratégique, qu’il nous faudrait nourrir, enfermer et garder serait parfaitement absurde. Vous avez avancé une excellente suggestion, me semble-t-il.
Nous pouvons les utiliser à notre avantage. Veillez à faire savoir qui commande cette flotte aux autres. Je me montrerai personnellement à tous ceux qui refuseront de le croire. Je veux qu’on les embarque ensuite dans leurs capsules de survie et qu’on les éjecte de manière à ce qu’ils atterrissent sur une des planètes de ce système. »
Le lieutenant sourit. « Oui, capitaine. Ils vont être très surpris.
— J’adore surprendre les Syndics, affirma sèchement Geary. Pas vous ? » Le sourire du lieutenant s’élargit encore. « Assurez-vous qu’il reste assez d’énergie et de supports vitaux à ces modules pour ramener ces gens à bon port. Il faudra peut-être les réapprovisionner. Faites-les aussi contrôler par le système, pour vérifier que rien d’essentiel n’a été endommagé par la décharge d’énergie du portail. » Si on ne leur mettait pas les points sur les i, les gens du renseignement risquaient de négliger ce genre de détails. « Compris ?
— Compris, capitaine. » Le lieutenant hésita. « Ça pourrait échouer, capitaine. Et ils ne nous seront nullement reconnaissants de les avoir libérés. Nous pourrions les retrouver en face de nous.
— Peut-être que oui et peut-être que non. Quelques matelots de plus ou de moins ne devraient pas changer grand-chose à l’effort de guerre de l’ennemi.
— En effet, capitaine.
— Une dernière remarque, ajouta Geary. J’ai constaté votre réticence à me suggérer cette ligne d’action. Quand les gens du renseignement ont des idées, j’aimerais en être informé. Si je ne tiens pas à les suivre, j’en déciderai après en avoir pris connaissance.
— Oui, capitaine.
— Et l’on ne sait jamais, lieutenant. Ces matelots pourraient très bien répandre le bruit que nous sommes tous des démons. D’un autre côté, nous les avons traités correctement. Si un grand nombre de Syndics pouvaient se convaincre que nous ne sommes pas des démons, ça pourrait aussi faire avancer les choses. » Il se retira en songeant que la flotte de l’Alliance quitterait Sancerre dans quelques jours après avoir embarqué tout ce qu’elle pouvait transporter et détruit le restant. Un milliard environ de Syndics respireraient mieux en contemplant les étoiles. Sans doute craindraient-ils encore son retour. Leurs chefs leur affirmeraient certainement que c’était exclu, mais sa première apparition ne leur avait-elle pas paru également relever de l’impossible ? D’une manière ou d’une autre, elle aurait donné matière à réflexion à bon nombre de Syndics.
Bien sûr, la force syndic Alpha rôdait toujours à la lisière du système. Tôt ou tard, elle tenterait quelque chose, il en avait la conviction. Elle ne laisserait pas partir la flotte de l’Alliance sans lancer quelque attaque contre elle. Du moins si son commandant en chef tenait à garder la tête sur les épaules.
Neuf
« La force syndic Alpha manœuvre. » L’avertissement de la vigie de l’Indomptable coïncidait avec un message d’alerte de la formation Écho de l’Alliance, chargée d’endiguer toute attaque de la flottille syndic rescapée.
Geary étudia les données qu’il recevait en se massant le menton. La flottille ennemie maraudait depuis des jours à la lisière du système stellaire, en épiant de très loin son pillage systématique par la flotte de l’Alliance et la remise en état de ses vaisseaux endommagés. Elle avait enfin pivoté et commençait d’accélérer vers l’intérieur du système. « Trop tôt pour dire ce qu’ils visent.
— Oui, capitaine.
— Mais, même après les dégâts que leur a infligés le détachement Furieux, il leur reste huit cuirassés et quatre croiseurs de combat. » Geary consulta de nouveau l’hologramme. Les deux croiseurs de combat blessés par son détachement avaient quitté le système par des points de saut différents au cours des deux derniers jours, probablement pour aller prévenir les autorités du Syndic de l’irruption de l’Alliance à Sancerre et demander des renforts. Un des avisos avait aussi sauté vers une troisième destination. Tous mettraient une semaine à atteindre leur objectif, délai auquel il fallait ajouter le temps de réunir d’autres vaisseaux de guerre, plus une semaine pour le trajet de retour. D’autres Syndics viendraient, mais Geary comptait retirer la flotte du système bien avant leur arrivée. « Plus huit croiseurs lourds et cinq avisos. Ils surclassent en puissance de feu toutes nos formations séparées, même s’ils sont loin d’avoir un nombre suffisant d’escorteurs. »