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— Laissés pour compte. » Geary hocha la tête en se demandant quel effet ça faisait. S’agissant du matériel, c’était assez courant. Mais il ne s’était pas attendu à voir infliger le même sort à des gens. Combien de temps ceux-là survivraient-ils sur ce qu’ils pourraient cultiver, fabriquer et phagocyter ? On pouvait parier que la population continuait d’y diminuer. Arriverait-il un jour, dans plusieurs siècles peut-être, où s’éteindrait le dernier être humain d’Ilion ? Sans doute avait-il déjà vu nombre de systèmes stellaires évincés par l’hypernet, mais celui d’Ilion était le plus durement frappé. « Déplaçons la flotte de manière à couvrir le point de saut depuis Strena. » Si certains des quarante vaisseaux qui avaient suivi Falco en avaient réchappé, ils gagneraient nécessairement Ilion depuis cette étoile. « Je veux que nous prenions position à dix minutes-lumière du point d’émergence. Si jamais un vaisseau sort de l’espace du saut, il aura peut-être besoin d’être très vite secouru. »

Il consulta de nouveau l’écran. Compte tenu de leur vélocité actuelle, ils se trouvaient à deux jours de trajet du point de saut qu’il comptait surveiller. « Il est temps de tenir une autre réunion stratégique, me semble-t-il. »

Ça faisait un bien fou de retrouver les commandants des trente vaisseaux du détachement Furieux autour de la table ; de constater à quel point tous étaient satisfaits de ce qui s’était passé à Sancerre. Nul ne semblait disposé à afficher ouvertement son hostilité ou son mécontentement, du moins pour le moment. La coprésidente Rione avait de nouveau choisi de s’abstenir. Geary se demanda ce qu’elle projetait et pourquoi, plutôt que d’y assister en personne pour soulever problèmes ou objections, elle préférait tabler sur des comptes rendus de seconde main. Elle devait pourtant se douter que Geary ne prendrait pas ses arguments en mauvaise part s’ils étaient raisonnables.

Les journées qu’ils avaient passées dans l’espace de saut entre Sancerre et Ilion, après la rude pression exercée sur eux par les dernières opérations, avaient été majoritairement consacrées au repos et à la remise en forme. L’absence totale d’alertes interrompant ses périodes de sommeil avait permis à Rione de réellement dormir quand elle couchait avec lui, et elle donnait l’impression d’avoir apprécié mais ne lui avait pas expliqué pourquoi elle n’assistait pas à cette conférence. Cette femme restait un mystère pour lui.

« Nous ne pouvons que deviner ce qu’ont fait les bâtiments qui ont quitté la flotte, déclara Geary à son assemblée de commandants de vaisseau, en évitant soigneusement des termes aussi lourds de sens que “mutinerie” ou “désertion”. Selon les meilleures estimations des simulations, si certains ont survécu, à Vidha, à l’inéluctable rencontre avec une force largement supérieure du Syndic, ils se sont repliés par ces étoiles pour rejoindre Ilion après une dernière escale à Strena », asséna-t-il brutalement. C’était la pure et simple vérité et, si aucun n’en avait réchappé pour gagner Ilion, il ne tenait à ce qu’on se demandât pourquoi. « Si ces simulations sont exactes, tout vaisseau cherchant à retrouver notre flotte devrait arriver entre demain soir et les quatre prochains jours.

— Combien de temps allons-nous les attendre ? » s’enquit le commandant du Dragon.

Geary fixa un instant l’hologramme avant de répondre. « Au moins jusqu’à la fin de ce quatrième jour. Je n’ai pas encore fixé de date butoir. Nous ne pouvons pas nous attarder ici indéfiniment, mais, si jamais quelqu’un survient, je tiens à être sur place.

— Et si les Syndics arrivaient les premiers ? demanda le commandant du Terrible.

— S’ils déboulent dans ce délai de quatre jours, nous les combattrons, affirma Geary. Ensuite, tout dépendra de très nombreux facteurs. J’en déciderai. » Il y eut des hochements de tête, tant pour exprimer un consentement que pour accepter tout bonnement son autorité. « Si jamais les Syndics émergeaient sur les talons de vaisseaux qui s’efforcent de nous rejoindre, nous aurions un combat sur les bras. Je m’attends à devoir protéger ces bâtiments, car ils auront sans doute beaucoup souffert, sans compter que nous devrons faire notre possible pour éliminer la force ennemie. »

Il montra l’hologramme du système. « Dès que nous aurons récupéré nos vaisseaux manquants et liquidé leurs poursuivants, je compte quitter ce système pour Tavika. » Cette déclaration fit fleurir quelques sourires. Tavika les rapprocherait de l’espace de l’Alliance. « Tavika nous offrira ensuite trois choix possibles pour le saut suivant. Si Baldur me paraît sans risque, nous opterons pour cette étoile. » Nouveaux sourires. La distance séparant Baldur de Tavika équivalait au terrain qu’avait perdu la flotte en sautant vers Sancerre. « Dans ces parages, la hiérarchie syndic de nombreuses étoiles, dont leur système mère, n’aura pas encore entendu parler de notre escapade à Sancerre. Ce qui signifie qu’ils n’ont aucune idée de notre localisation. Ils commenceront à nous chercher dès qu’ils en auront eu vent, mais ils ne sont pas près de nous trouver. »

Il s’interrompit pour balayer la tablée du regard. « Si jamais des vaisseaux nous rejoignent, nous devrons évaluer leurs dommages. Si certains ont subi de trop graves avaries, je devrai peut-être les faire évacuer. Apprêtez-vous à héberger du personnel à votre bord si le cas se présente. Nous n’abandonnerons personne, dans aucune circonstance. D’autres questions ? »

Il n’y en avait pas. Tous se montraient beaucoup trop dociles. Geary était peut-être paranoïaque, mais il avait du mal à croire que tous les officiers qui, jusque-là, le regardaient avec scepticisme étaient désormais prêts à gober tous ses dires. Mais peut-être étaient-ils tout simplement épuisés. La journée officielle de travail tirait à son terme.

« Merci. »

Une fois les autres images « parties », celle du capitaine Duellos demeura, les yeux fixés sur l’hologramme. « Plutôt frustrant, n’est-ce pas, de ne rien pouvoir faire et de devoir se contenter d’attendre en espérant voir apparaître quelques-uns de ces vaisseaux ?

— En effet, convint Geary en s’affalant dans son fauteuil. Pourquoi sont-ils donc si souples et silencieux ? Pourquoi ne me pose-t-on pas davantage de questions ? »

Duellos lui lança un regard énigmatique. « Parce que tous se sentent aussi frustrés. Ils aimeraient bien aider ces imbéciles qui ont suivi Falco mais ne voient aucun moyen d’y parvenir à part attendre et espérer que quelques-uns réussiront à gagner Ilion. Le plus sceptique des officiers de la flotte consent à courir le risque que vous prenez en restant ici. Il en irait peut-être autrement si Falco était présent et tentait de les rallier à quelque plan stupide, comme, par exemple, sillonner en tous sens les systèmes stellaires du Syndic pour retrouver nos vaisseaux manquants. Mais il n’a pas daigné attendre pour consolider ses appuis.

— Une chance pour moi, j’imagine, fit lugubrement remarquer Geary.

— Et pour tous les vaisseaux qui ne l’ont pas suivi, rectifia Duellos. Haut les cœurs, capitaine Geary. Tout se passe bien.

— Ça pourrait être pire. » Il s’interrompit. « Très bien. J’ai une question un peu personnelle. Me concernant.

— Vous concernant ? Vous ou la Dame de fer de la République de Callas ? »

Geary sourit. « La Dame de fer ?

— C’est une femme coriace, s’expliqua Duellos. De celles qui font une amie précieuse ou une ennemie dangereuse.

— Voilà qui décrit parfaitement la coprésidente Rione, reconnut Geary.

— Mais je crois comprendre que vous êtes en excellents termes pour l’instant.