— On peut le présenter comme ça. Toute la flotte est au courant, n’est-ce pas ? »
Duellos hocha la tête. « Je n’ai pas personnellement sondé tous ses matelots, mais en trouver un qui n’en aurait pas eu vent serait pour le moins épineux.
— Personne ne m’en parle.
— Que serions-nous censés vous en dire ? Vous féliciter ? Vous interroger sur la tactique que vous avez appliquée pour parvenir à vos fins ? »
Geary s’esclaffa tandis que Duellos souriait. « Excellent argument, en effet. J’aimerais seulement savoir si ça pose des problèmes. Je sais que Numos et ses amis auraient souhaité déclencher un scandale, avant même que les rumeurs courant sur ma liaison avec Rione ne fussent fondées.
— J’en ai vaguement entendu parler, admit Duellos. Comme je vous l’ai déjà dit, ça ne regarde que vous et ça n’a aucune incidence sur votre professionnalisme. Tant que vous vous interdirez, la coprésidente Rione et vous, de vous afficher publiquement, je ne m’attends pas à ce qu’on objecte. Ouvertement, en tout cas. Vos adversaires tenteront probablement de dépeindre cette liaison sous un jour négatif. Mais, si vous continuez tous les deux à vous comporter comme vous le faites actuellement, je vois mal quel impact ça pourrait avoir. Que vous l’ayez contrainte à devenir votre concubine pour la dévaloriser serait sans doute la rumeur la plus dommageable, mais personne connaissant cette femme n’y ajouterait foi. Pas plus qu’à des bruits laissant entendre que vous conspireriez tous les deux contre l’Alliance. Outre la légendaire dévotion de Black Jack Geary à l’Alliance, la loyauté de la coprésidente Rione envers sa planète et l’Alliance en général est de notoriété publique. » Il lança à Geary un coup d’œil inquisiteur. « Est-ce très sérieux, si je puis me permettre de poser la question ?
— Sincèrement, je n’en sais rien.
— Vous ne me l’avez pas demandé, mais, à votre place, je ne jouerais pas avec les sentiments d’une femme comme la coprésidente Rione. Je ne serais guère surpris d’apprendre que l’expression “la vengeance faite femme” ait été forgée pour quelqu’un de très semblable à elle. »
Geary sourit de nouveau. « Je suis persuadé que ça n’arrivera jamais. »
Duellos fixa sa main en fronçant les sourcils, comme s’il l’examinait. « D’un autre côté, la politicienne qui se tiendra auprès de Black Jack Geary quand il aura ramené la flotte dans l’espace de l’Alliance jouira forcément d’une position enviable.
— C’est vrai », déclara Geary d’une voix prudemment neutre.
Duellos reporta le regard sur lui. « Vous chevauchez un tigre. Vous en êtes conscient ?
— Ouais. J’en suis conscient. » Le vieil adage selon lequel tout se passe bien pour celui qui chevauche un tigre (sauf que l’animal le mène où il veut et que le cavalier n’ose pas descendre de sa monture car elle se retournerait aussitôt contre lui) lui avait déjà traversé l’esprit. C’est une forte femme et elle peut se révéler dangereuse. Je me demande si ce n’est pas ce qui m’a séduit en Rione.
Geary ruminait encore ces pensées en regagnant sa cabine où l’attendait Victoria Rione. « La réunion s’est bien passée ?
— Tes espions ne t’en ont pas encore informée ? »
Ça n’eut pas l’heur de la déconcerter. « Pas tous, non. Quand tu tiens ces conférences dans la soirée, c’est très malcommode pour eux. » Elle désigna l’hologramme du système au-dessus de la table. « Il faut que je te montre quelque chose. »
Il s’assit et son regard se posa sur la région de l’espace qu’il affichait. D’ordinaire, il parvenait assez aisément à reconnaître ce qu’il avait sous les yeux en se repérant sur des étoiles, des nébuleuses ou d’autres objets célestes remarquables. Mais pas là. Il n’identifiait rigoureusement rien de mémoire. « Où est-ce ?
— Les confins opposés de l’espace du Syndic. Rien d’étonnant si tu ne les reconnais pas, puisque personne de l’Alliance n’a été autorisé à s’y rendre, en dehors peut-être de prisonniers acheminés vers un camp de travail. » Les doigts de Rione dansèrent délicatement sur les touches pour faire pivoter la vue. « J’ai étudié certaines des archives syndics récupérées à Sancerre. Il s’agit là des plus récentes informations dont nous disposions sur ce secteur. Tu ne remarques rien ? »
Il regarda défiler lentement les astres à mesure que le champ étoilé pivotait au gré des instructions de Rione. La frontière avec les systèmes stellaires inexplorés ou non colonisés formait bien entendu une sorte d’agglomérat touffu. La disposition des astres dans le cosmos ne se prête guère aux arrangements géométriques qu’affectionne le cerveau humain. Quelque chose le dérangeait bien dans ce panorama, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. « Que suis-je censé remarquer ?
— Peut-être qu’en mettant en surbrillance les systèmes stellaires abandonnés au cours du dernier siècle… suggéra Rione. Et, par “abandonné”, je ne veux pas dire qu’on les a laissés s’étioler, mais bien que toute présence humaine en a été retirée. » Elle appuya sur une autre touche et plusieurs étoiles brillèrent plus fort.
Le tableau se mit aussitôt en place dans l’esprit de Geary. « Ça ne ressemble pas à une frontière mais à une ligne de démarcation.
— Oui, convint-elle calmement. Et ça ne devrait pas, car il n’existe censément rien au-delà des confins de l’espace des Mondes syndiqués. Pourtant, c’est bien le cas. Le secteur représentant les systèmes stellaires occupés ne grossit pas ni ne s’étend comme il le devrait vers d’autres étoiles riches. Et, là où de bien plus pauvres devraient être laissées de côté, on ne distingue pas de fossé.
— Exactement comme à la frontière de l’Alliance et des Mondes syndiqués. » Geary se pencha plus près pour étudier le secteur. Il indiqua du doigt les systèmes stellaires abandonnés mentionnés un peu plus tôt par Rione. « Et ceux-là devraient s’être engagés au-delà de cette “ligne de démarcation” qui ne devrait pas exister.
— C’est cette zone tampon que tu as demandé aux fusiliers d’organiser dans la cité orbitale qui m’a mis la puce à l’oreille, fit-elle observer. Un no man’s land séparant les Mondes syndiqués de… qui ou quoi ? Maintenant, je vais superposer à ce secteur la représentation de l’hypernet du Syndic. » Des étoiles se mirent à briller d’une couleur différente pour former un maillage complexe. « Que vois-tu ?
— Tu es bien sûre de ça ?
— Absolument certaine. »
Geary examina la représentation. On avait réservé les portails de l’hypernet, lui avait-on expliqué, aux systèmes assez riches ou extraordinaires pour justifier une telle dépense : aux étoiles où tout le monde voulait se rendre, dont les ressources et la population permettaient de créer assez de richesses pour que les y installer en vaille la peine. Mais l’hypernet, bien sûr, avait aussi une fonction militaire : il permettait d’envoyer très rapidement des forces armées là où l’on avait besoin d’elles. Une étoile pauvre mais de grande valeur stratégique pouvait ainsi se voir attribuer un portail. Et elles étaient très nombreuses à l’autre bout de l’espace du Syndic. « On dirait bien que quelque chose les inquiète, non ? »
Rione opina. « Mais, si ton hypothèse est exacte, ceux qui ont offert la technologie de l’hypernet à l’humanité n’ont en fait donné aux Mondes syndiqués que les moyens d’installer une bombe de la puissance d’une nova dans tous les systèmes qui font face à cette menace inconnue. Comme une enceinte fortifiée. De fait un champ de mines, mais à une échelle incroyable, menaçant les gens mêmes qui s’imaginent qu’il les défend.