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Au pire, ils disposeraient d’une force plus puissante que la sienne, auquel cas, quand ils émergeraient du point de saut, l’Alliance devrait frapper vite et fort pour profiter de l’effet de surprise et de sa supériorité numérique ponctuelle.

« Ça pourrait très mal tourner, fit-il remarquer au capitaine Duellos au terme d’une discussion sur les choix qui s’offraient à eux. Mais nous serons près du portail, de sorte qu’ils ne se seront pas encore déployés. Je vais maintenir une formation en hémisphère. » Sur l’hologramme qui flottait entre les deux hommes, la formation évoquait effectivement une coupe dont le fond circulaire épais, composé de plus de la moitié de la flotte, formait une sorte de matrice aux lignes de tir imbriquées, tandis que le restant des vaisseaux étaient disposés en formations planes, semi-circulaires, orientées vers l’ennemi. « Nous pourrons les frapper durement en un point donné, puis revenir frapper ailleurs leur formation, quelle que soit celle qu’ils auront adoptée.

— S’ils ont réellement la supériorité numérique, nous les écraserons même si cela doit nous détruire, répondit Duellos. Ce n’est peut-être pas le dénouement idéal, mais, s’ajoutant à leurs pertes de Sancerre et de Caliban, il les privera au moins de leur avantage numérique. »

Geary opina sans quitter l’hologramme des yeux. « Et la guerre se poursuivra donc.

— La guerre se poursuivra donc.

— J’aimerais faire beaucoup mieux. »

Duellos eut un sourire sardonique. « Vous pouvez compter sur la flotte. Ici, tout fait ventre. L’orgueil de la flotte, le désir de sauver nos camarades, la confiance engendrée par les récentes victoires. Il nous reste une chance, même si ça se présente mal. » Son sourire s’élargit. « Et il vient de me venir une idée qui pourrait faire pencher la balance de notre côté. »

On aurait pu croire d’un homme qui a passé tant d’années dans la flotte qu’il aurait appris la patience, se disait Geary en arpentant les coursives de l’Indomptable. On y consacrait effectivement une bonne partie de son temps à attendre ; attendre d’aller quelque part, d’y patienter, attendre une urgence ou une crise qui ne se produirait peut-être jamais, attendre de savoir combien de temps encore il faudrait attendre. Ça semblait être aussi inhérent à la vie de soldat que le rata ou le danger de mort.

Pour autant, ça n’en facilitait pas l’attente, surtout quand on crevait d’envie de savoir si des vaisseaux allaient rejoindre la flotte. Celle-ci, comme suspendue dans le vide et assujettie à sa lente révolution autour de son étoile, était postée face au point de saut d’où risquaient d’émerger les bâtiments manquants. Les auxiliaires s’employaient laborieusement à fabriquer de nouvelles armes et pièces détachées, et tous les autres avaient bien besoin de réparations et d’un entretien de routine, mais Geary avait fait personnellement tout son possible pour se préparer. Trop fébrile pour s’atteler à d’autres tâches, il parcourait l’Indomptable, parlait à l’équipage et découvrait que son aptitude sans cesse croissante à reconnaître les matelots et les officiers qu’il croisait était une source de réconfort. Lentement, très lentement, il commençait à se sentir ici chez lui.

Il rencontra le capitaine Desjani dans une coursive et constata, non sans surprise, qu’elle affectait un enjouement qu’on ne lui connaissait d’habitude que quand elle avait assisté à la destruction d’un bon nombre de vaisseaux syndics. « Vous avez l’air de bonne humeur », fit-il remarquer.

Elle lui rendit son sourire. « Je viens d’avoir une longue conversation avec quelqu’un du Furieux, capitaine. »

Le Furieux se trouvait très loin, prêt à assumer une autre mission spéciale avec son détachement recomposé. L’espace d’un instant, Geary se demanda pourquoi Desjani, compte tenu du délai impliqué, aurait eu une longue conversation avec le capitaine Cresida, puis il comprit qu’il ne s’agissait nullement de cette dernière. « Comment va le lieutenant Casell Riva ? »

Desjani, de fait, rougit légèrement. « Très bien, capitaine Geary. Le capitaine Cresida l’impressionne beaucoup, tout comme les nouveaux senseurs et notre nouvel armement.

— Je vois. Ravi que l’armement de la flotte lui plaise.

— En réalité, il est très content d’avoir été libéré et avait l’air enchanté de me parler.

— Je n’en doute pas, Tanya. Il s’adapte bien, donc ? »

Son sourire se fana quelque peu. « Il a connu de dures épreuves, si je l’en crois. On ne passe pas impunément si longtemps dans un camp de travail syndic, sans aucun espoir de libération ni de sauvetage. Il faut un bon moment pour s’en remettre. Il se réveille parfois complètement paniqué, persuadé que sa libération n’est qu’une hallucination. Mais, bien entendu, l’espoir est revenu. » Elle s’interrompit une seconde. « Cas… Le lieutenant Riva a été très surpris de la façon dont vous dirigez la flotte. Et des tactiques que vous employez. Le départ du capitaine Falco l’a laissé à la fois intrigué et déchiré. Mais il a vu tout ce qui s’est passé à Sancerre et il en reste éberlué, capitaine. »

Geary était lui-même un peu gêné. « Les choses se sont bien goupillées. Nous avons eu de la chance.

— Vous en êtes pour beaucoup responsable, si vous me permettez, capitaine. » Elle s’accorda une nouvelle pause. « Il est resté le même. Il en sortira peut-être quelque chose.

— Je l’espère. La guerre bousille bien assez de vies comme ça. Que deux au moins puissent avoir une chance de se remettre sur les rails… voilà qui fait chaud au cœur. »

Desjani hocha la tête, le regard lointain, perdue dans ses souvenirs. « On verra. Nous aurons largement le loisir de renouer et de rattraper le temps perdu. Saviez-vous qu’il y avait une énorme base de données sur les prisonniers de guerre de l’Alliance dans les archives téléchargées à Sancerre ? Pas réactualisée, sans doute, puisque la dernière entrée date de trois ans, mais qui comporte les noms d’un tas de gens que nous croyions morts. Si… – pardonnez-moi, capitaine – quand nous regagnerons l’espace de l’Alliance, cette liste fera le bonheur de beaucoup de monde. »

Geary lui jeta un regard intrigué. « Depuis quand les Syndics ont-ils cessé de partager ces listes de prisonniers avec l’Alliance ?

— Plusieurs décennies au moins, capitaine. Il faudra que je vérifie. À un moment donné, ils ont décidé qu’ignorer si son personnel porté disparu était mort ou vif saperait le moral de l’Alliance et ils ont arrêté de les transmettre. L’Alliance, bien entendu, a fait de même par mesure de rétorsion. »

Ce n’était pas une idée réjouissante. Envoyer au combat amis, amants ou parents était déjà suffisamment moche en soi, mais ignorer ce qu’ils étaient devenus ensuite… Une authentique torture.

« Nous allons devoir récupérer cette liste, et peut-être tenter de convaincre les Syndics d’échanger avec nous des listings remis à jour. »

Elle opina. « Si quelqu’un peut le faire, c’est vous, répondit-elle. Je viens seulement de commencer à la parcourir. Il y a tant de noms et elle est si curieusement conçue que je ne cesse d’obtenir des réponses à des questions que je n’ai pas posées. Mais j’aimerais avoir le fin mot sur le destin qu’ont connu certaines personnes. Tantôt présumées tombées au combat, tantôt présumées capturées. Je peux sans doute en donner maintenant la confirmation.