Son écran se réactualisa et montra les images de la pose des mines, pareilles à des œufs mortels, telle qu’elle s’était produite dix minutes plus tôt. Leur champ était d’une réjouissante densité, puisque Geary n’en avait gardé aucune. Il faudrait en payer le prix plus tard. Ses vaisseaux devraient sans doute aussi dilapider des tombereaux de mitraille et de spectres, sans parler des dommages qu’ils subiraient et qu’il faudrait réparer, du matériel qu’il faudrait remplacer ; et les quatre auxiliaires de la flotte seraient bien incapables, en dépit de toutes les ressources pillées à Sancerre, de remplacer tout ce matériel d’un seul coup de baguette magique. La remise à flot après ce gaspillage prendrait un bon moment. Mais au moins les auxiliaires pourraient-ils poursuivre leur besogne durant les transits dans l’espace du saut. Quand la flotte atteindrait Baldur, ils auraient reconstitué une bonne partie des réserves de munitions et d’armement.
Si elle l’atteignait un jour, se remémora-t-il. Ils en étaient encore très loin, et une bataille décisive se déroulerait probablement sur le trajet.
« L’Invulnérable lambine sérieusement, fit remarquer Desjani.
— Je m’étonne même qu’il puisse encore avancer », marmonna Geary pour toute réponse, en consultant de nouveau le rapport d’avaries du croiseur. Il étudia ensuite l’hologramme, évalua de tête la progression des vaisseaux de l’Alliance et s’efforça de deviner à quel moment leurs poursuivants apparaîtraient. Je dois éviter de me trouver trop proche du point de saut à leur émergence, mais, si je ne me décide pas maintenant à bouger, nos chances de couvrir l’Invulnérable à temps continueront de décroître.
J’ai dû abandonner le Riposte à son destin. Pas question de lâcher l’Invulnérable. « À toutes les unités : accélérez à 0,05 c à T quarante. Maintenez votre position par rapport à l’Indomptable, votre pivot. » Il se tourna vers Desjani. « Capitaine, veuillez garder à l’Indomptable une trajectoire centrée sur le point d’émergence.
— Oui, capitaine. » Desjani donna les ordres requis avec le même calme apparent.
Geary réfléchit encore quelques secondes. « Détachement Furieux. Dès l’opération Barricade achevée, prenez position derrière le point d’émergence et en surplomb. » Devait-il prendre d’autres mesures ? Le Guerrier, l’Orion et le Majestic avaient quasiment rattrapé la flotte. Plusieurs des destroyers rescapés les accompagnaient, mais les autres et les deux croiseurs lourds survivants étaient restés avec l’Invulnérable. Il lui faudrait s’en souvenir. Il ne pouvait pas, dans le feu de l’action, se permettre de remplacer les commandants des croiseurs et destroyers réchappés de leur fugue avec Falco.
Peut-être n’était-ce même pas nécessaire, si, alors qu’ils auraient pu trouver le salut auprès du reste de la flotte, ces hommes faisaient preuve d’assez de courage et de discipline pour soutenir un Invulnérable sérieusement endommagé.
Loin derrière la queue de la formation, les auxiliaires étaient protégés par un groupe d’escorteurs écœurés rassemblés autour de la deuxième division de cuirassés, soit quatre puissants vaisseaux qui devraient suffire à éviter ou repousser toute attaque menée contre eux. Aucun n’avait envie de rater la bataille. Mais Geary avait promis aux escorteurs qu’ils seraient autorisés à se placer en première ligne lors du prochain combat ; et il y en aurait certainement un.
Guerrier, Orion et Majestic traversèrent la formation de l’Alliance sans marquer aucune pause, comme s’ils avaient le diable aux trousses. « Moi, je serais passée en première ligne », grommela Desjani, dégoûtée, visiblement mécontente que les trois cuirassés ne se fussent même pas retournés pour aider à combattre leurs poursuivants. En dépit des dommages dont ils avaient souffert, elle marquait un point, dut reconnaître Geary en son for intérieur. Me contenter de remplacer leur commandant ne suffira pas à faire de ces trois bâtiments des atouts fiables pour la flotte. Leurs spatiaux se comportent en poules mouillées alors que la flotte est là pour les protéger. Que l’équipage de vaisseaux commandés par des gens comme Numos et Faresa ne soit pas très motivé ne devrait pas me surprendre. Il va devenir essentiel de les entraîner derechef et de les stimuler davantage.
Dès que s’achèvera cette bataille qui ne saurait tarder.
Comme s’ils avaient entendu Desjani, les destroyers accompagnant les trois cuirassés blessés se retournèrent pour piquer vers les escadrons qu’ils avaient désertés à Strabo et tenter de reprendre leur place dans la formation. Geary jeta un coup d’œil aux rapports d’avaries qu’ils diffusaient sur le réseau de la flotte et secoua la tête. « Claymore et Cinquedea, ici le capitaine Geary. Nous prenons note avec plaisir et fierté de votre désir de poursuivre le combat, mais vous êtes trop sérieusement endommagés. Rejoignez les auxiliaires pour appuyer leurs escorteurs, tandis qu’ils commenceront à vous réparer. » Il s’interrompit, en se persuadant qu’il devait ajouter quelque chose. « Si des Syndics s’approchent des auxiliaires, je compte sur vous pour les défendre vaillamment. » Un tantinet maladroit, peut-être, mais l’amour-propre de leurs équipages en serait flatté. Ils avaient bien mérité ce témoignage de courtoisie par leur combativité. Décidément, celle-ci avait malgré tout son rôle à jouer.
Le point d’émergence se trouvait encore à plus de huit minutes-lumière. Nul signe des Syndics ne s’était encore manifesté. Le détachement Furieux avait fini son travail et ralliait la position qui lui avait été assignée. Desjani fixait d’un œil anxieux les chiffres indiquant la distance du point de saut. « Ne devrions-nous pas ralentir, capitaine ? Si nous sommes trop près quand les Syndics émergeront… »
Geary secoua la tête. « Pas encore. L’Invulnérable n’est toujours pas sous notre protection.
— Bien, capitaine. »
S’il lui arrivait de ne plus jouir de l’approbation de Desjani, ce serait certainement parce qu’il aurait foiré ce jour-là dans les grandes largeurs, songea-t-il. « Nous maintiendrons notre vélocité jusqu’à une minute-lumière de l’Invulnérable, et, s’ils n’ont pas encore émergé, nous…
— Forces ennemies au point d’émergence », cria une vigie, en même temps que les sirènes ululaient.
De stupeur, Geary fixa les images qui apparaissaient sur son écran en clignant des yeux : l’avant-garde syndic émergeait bel et bien dans l’espace conventionnel. Non pas un essaim d’unités légères, mais douze croiseurs de combat disposés en trois losanges verticaux. Logique, se dit-il, si leur commandant s’attendait à combattre quatre gros vaisseaux endommagés, uniquement protégés par quelques escorteurs rescapés. Pourquoi dépêcher des unités légères qui risquaient d’être anéanties dans une embuscade désespérée (du moins si les vaisseaux de l’Alliance avaient choisi de rester en position près du point de saut), alors qu’on pouvait réduire les pertes au minimum en envoyant une force assez puissante pour écraser un ennemi au bout du rouleau ?
Hélas pour le commandant syndic et les douze cuirassés, la flotte de Geary et un champ de mines compact les attendaient de ce côté-ci de l’espace du saut.