Pendant quelques secondes, les croiseurs syndics s’écartèrent majestueusement du point d’émergence à 0,1 c ; ils avaient indubitablement aperçu la flotte et compris en un éclair que la partie avait tourné à leur désavantage. Sur son écran, Geary les regarda se retourner et pivoter lentement pour altérer leur trajectoire vers le bas. Il ne disposa que d’un bref instant pour s’étonner que les vaisseaux spatiaux ne manquent jamais de « sonder » plutôt que de « grimper », comme des avions, voire des individus arpentant la surface d’une planète, alors que ces deux directions étaient purement arbitraires et exigeaient exactement autant d’effort dans l’espace.
Les croiseurs de combat syndics orientant en l’occurrence leur proue vers le bas, ils s’engouffrèrent dans le champ de mines latéralement plutôt que bille en tête, offrant ainsi de plus larges cibles aux explosifs. Si leurs escorteurs avaient ouvert la voie, l’anéantissement de ces unités légères aurait sans doute servi d’avertissement aux gros croiseurs, mais ils n’en furent prévenus que par leur propre collision. Des explosions lacérèrent leurs flancs, provoquant l’effondrement des boucliers latéraux et permettant ainsi aux mines suivantes d’entamer leur coque. Ils vacillèrent sous les chocs, tandis que les mines les perforaient et envoyaient voler des débris dans l’espace. L’un d’eux explosa à la suite d’une surcharge de son réacteur, puis deux autres presque coup sur coup, et les trois vaisseaux furent bientôt réduits en quelques nuages de shrapnels, qui s’épanouissaient sur le lieu de leur destruction. Des neufs croiseurs survivants, huit dérivaient maintenant dans le vide, incontrôlés et secoués de temps à autre par de nouvelles explosions, heurtés par une mine errante ou dévastés par une avarie interne.
Le neuvième, plus endommagé encore que l’Invulnérable, sortit du champ de mines en titubant ; la plupart de ses propulseurs étaient détruits et son système de combat H.S., mais il réussissait malgré tout à maintenir le cap. Geary consulta du regard la disposition géométrique du champ de bataille. « Les spectres de l’Écume de guerre sont à portée de tir maximale de ce bâtiment. Tentons-nous de lui porter quelques coups ? Est-ce que ça en vaut la peine ? »
Desjani hocha la tête. « Il ne pourra jamais esquiver les missiles. Une vraie cible foraine.
— Exactement ce qu’ils voyaient eux-mêmes en l’Invulnérable, convint Geary. Écume de guerre, ici le capitaine Geary. Arrosez de spectres ce croiseur de combat. À toutes les autres unités : retenez le tir. La force syndic ne se réduit certainement pas à ces quelques bâtiments. Vous aurez bientôt un tas de cibles à votre disposition pour vous amuser. »
Quarante secondes plus tard, la réponse de l’Écume de guerre lui parvenait : « Bien reçu. Engageons le combat avec le croiseur de tête. » Sur son écran, Geary vit quatre spectres jaillir du cuirassé de l’Alliance et filer, en longues trajectoires légèrement incurvées, vers une interception du Syndic blessé.
« Peu importent les forces qui leur restent, déclara Desjani. Douze croiseurs de combat anéantis, ça va sacrément rétablir l’équilibre.
— Ouais. Mais où sont donc les autres ? »
Geary obtint bien vite la réponse à sa question. L’espace autour du point d’émergence, qui n’était plus qu’à sept minutes-lumière et demie, se remplit brusquement de vaisseaux. Geary se contraignit à étudier soigneusement la formation ennemie : un rectangle profond, sa face la plus large orientée vers la flotte de l’Alliance, avec ses unités les plus massives disposées au centre et aux quatre coins tandis que les vaisseaux légers comblaient les interstices.
« Vingt gros bâtiments, compta Desjani. Seize cuirassés et quatre croiseurs de combat. Trente et un croiseurs lourds. Quarante-deux croiseurs légers et avisos.
— Plus qu’assez pour anéantir la formation de l’Alliance qu’ils traquaient, fit observer Geary.
— Mais pourquoi pas plus ? demanda Desjani. Si nos fuyards risquaient de nous rejoindre ici, les Syndics auraient dû se douter de ce qu’il leur faudrait y affronter.
— Parce qu’ils ignoraient où se tenait le reste de notre flotte. Ils devaient d’abord la retrouver et, en même temps, surveiller tous les systèmes où elle aurait pu émerger. Pour pallier tous les risques, ils ont été contraints de n’affecter qu’une force réduite à cette mission. Insuffisante. Ç’aurait pu marcher si nous ne les avions pas attendus ici parce qu’ils auraient pu esquiver le combat, mais nous sommes trop près pour qu’ils s’y soustraient. » Geary appuya sur la touche des communications du canal général de la flotte. « À tous les vaisseaux : accélérez à 0,1 c à T quinze. Détachement Furieux, rectifiez vélocité et trajectoire de manière à barrer la route de repli à la formation syndic. Ne lui laissez pas regagner le point de saut. À toutes les unités : visez avant tout les bâtiments lourds. » Il vérifia la distance qui les séparait de l’Invulnérable et constata qu’il se trouvait encore à une minute-lumière, entre la flotte de l’Alliance qui donnait la charge et la formation syndic prise de court. À sa vélocité présente, la flotte croiserait et dépasserait l’Invulnérable dans sept minutes.
Le corps principal de la formation syndic heurta le champ de mines ; de nombreux bâtiments en ressortirent intacts, après s’être faufilés par les béances laissées par les coques des douze croiseurs de combat de la première vague. Mais il restait encore d’innombrables mines.
La puissance des explosions fit voler quelques avisos en éclats, tandis que les débris d’une demi-douzaine de croiseurs légers s’éparpillaient dans le vide. Trois croiseurs lourds furent éjectés de la formation, dont deux totalement détruits et un troisième hors de combat. La proue des cuirassés et croiseurs de combat syndics essuya les chocs, mais, grâce au sacrifice de leurs unités légères, ils avaient eu le temps de renforcer leurs boucliers et ils franchirent le champ de mines sans dommage apparent, mis à part l’affaiblissement de ces boucliers. « De la part de l’Anelace, du Baselard, du Masse et du Cuirasse », déclara Geary. Tout autour de lui, sur la passerelle de l’Indomptable, une ovation contenue se fit l’écho de l’approbation de son équipage : les mines de l’Alliance vengeaient les vaisseaux que celles du Syndic avaient anéantis au point de saut de Sutrah.
L’Invulnérable zigzaguait maintenant, vacillant, à travers la formation de l’Alliance. Geary s’accorda quelques secondes pour consulter les avaries infligées et fit la grimace : le croiseur de combat avait été frappé si souvent qu’on s’étonnait qu’il avançât encore. Il se demanda s’il serait bien convenable d’accorder une citation à l’équipage d’un vaisseau qui avait déserté la flotte, puis décida qu’il n’en avait cure.
Au sortir du champ de mines, la formation syndic entreprit d’incurver sa trajectoire vers le haut, dans le but de survoler la flotte de l’Alliance pour frapper ses vaisseaux du dessus tout en se maintenant hors de portée de tir de la majorité des autres.
« Ça ne marchera pas, déclara Geary à voix haute. À toutes les unités du corps principal : modifiez la trajectoire de trente-cinq degrés vers le haut à T quarante-sept. » À l’instant assigné, la formation en coupe de l’Alliance pivota autour de l’axe de l’Indomptable, orientant de nouveau son centre vers une interception de celui de la formation syndic pour fondre de nouveau sur elle par-dessus et dessous. « Voyons voir s’il repère assez vite la manœuvre pour tenter de nous éviter.