Geary consacra quelques secondes à vérifier que la deuxième division de cuirassés se rapprochait des trois cuirassés ennemis blessés. À sa grande surprise, il constata qu’un de ces trois bâtiments avait déjà entrepris, lui aussi, de larguer des modules de survie.
« Au temps pour le combat jusqu’à la mort, lâcha Desjani.
— À quoi bon ? demanda Rione. Ils se savent perdus.
— On se bat quand même, insista Desjani, les yeux rivés sur le dernier cuirassé syndic que l’Indomptable était en train de rattraper.
— Pourquoi ? »
Desjani lança un regard désespéré à Geary, qui, lui, comprit ce que Rione voulait dire. Comment expliquer cette logique singulière ? Qu’il faut parfois mener un combat perdu d’avance pour des raisons qui peuvent paraître absurdes et n’ont strictement rien à voir avec l’espoir de l’emporter ? « Il faut le faire, tout simplement, déclara-t-il doucement à Rione. Si vous n’en comprenez pas la raison, on ne peut pas l’expliquer.
— Je peux comprendre qu’on combatte quand il reste une chance de vaincre, mais quand l’issue est désespérée…
— On peut parfois gagner même quand elle paraît désespérée. Ou perdre, mais en accomplissant quelque chose qui rendra service ailleurs, comme, par exemple, en blessant suffisamment l’ennemi qui vous décime ou en l’occupant à un moment critique. Je vous l’ai dit, c’est difficile à expliquer. On s’y astreint, voilà tout.
— Comme vous. Voilà un siècle.
— Ouais. » Geary détourna les yeux ; il ne tenait pas à se rappeler cette bataille désespérée. Il avait affronté ce jour-là un ennemi nettement supérieur en nombre et compris aussitôt qu’il pouvait retarder l’attaque surprise des Syndics contre le convoi qu’il escortait. Il avait espéré que le convoi s’en tirerait, comme aussi les autres escorteurs. Mais jamais il n’avait nourri l’espoir de sauver son propre vaisseau, même s’il avait feint de croire qu’il lui restait une chance. Il tenta de se rappeler ce qu’il avait ressenti sur le moment, cette espèce d’engourdissement qui le poussait à continuer alors que son bâtiment s’effondrait tout autour de lui et que ses matelots rescapés se sauvaient. Mais c’était désormais bien flou dans sa mémoire ; de simples bribes de souvenirs : son vaisseau qui partait en morceaux, ses dernières armes réduites au silence, le réglage de son réacteur pour une autodestruction, le sprint, à travers des coursives que la destruction de son bâtiment lui avait rendues étrangères, vers un module de survie qu’il espérait encore intact. Il s’y trouvait bel et bien, mais endommagé, et, désormais pressé par le temps, il s’y était engouffré et s’était éjecté, puisque c’était là sa seule planche de salut.
Pour, ensuite, dériver pendant près d’un siècle en hibernation ; la balise de son module était morte et on ne l’avait donc pas retrouvé. Du moins jusqu’à ce que la flotte traverse ce système stellaire, sur son trajet vers la planète mère des Syndics, et le décongèle.
Dans un certain sens, il était mort ce jour-là. À son réveil, le John Geary qu’il connaissait avait disparu, remplacé par cette icône d’une noblesse d’âme incongrue, celle d’un Black Jack Geary héros mythique de l’Alliance. « Ouais, répéta-t-il. Si on veut. »
Rione le regarda. Son visage trahissait une émotion qu’il ne parvenait pas tout à fait à déchiffrer.
« Feu de mitraille », ordonna le capitaine Desjani. L’Indomptable venait de fondre sur un autre cuirassé syndic endommagé et la vitesse relative réduite autorisait une longue salve. En s’abattant sur les boucliers du cuirassé, la mitraille esquissa un motif d’étincelles scintillantes. L’Audacieux et le Victorieux le frappèrent à leur tour, d’au-dessus et d’en dessous, et leurs tirs cumulés finirent par submerger ses boucliers. Le cuirassé vomit sur l’Indomptable un déluge concentré de lances de l’enfer. Geary vit les siens s’affaiblir, alors même que les systèmes défensifs du vaisseau faisaient automatiquement basculer de leur côté l’énergie alimentant ceux de son flanc abrité. Le croiseur de combat de l’Alliance riposta ; ses lances de l’enfer creusaient des trous dans l’armure du cuirassé et ravageaient ses entrailles. Tirés par l’Indomptable et l’Audacieux, des champs de nullité en vaporisèrent d’entières sections. Assailli de surcroît par le Victorieux qui le pilonnait de loin, le cuirassé syndic, déjà bien amoché, se retrouva désespérément surclassé. Ses armes se turent l’une après l’autre, tandis que l’atmosphère s’échappait de ses compartiments éventrés et que les énormes cratères forés dans ses flancs par les champs de nullité évoquaient les morsures d’un monstre titanesque.
L’Indomptable et ses compagnons passèrent lentement devant le cuirassé désormais silencieux qui, alors qu’il basculait dans le vide, impuissant, et que des fragments s’en détachaient pour s’en écarter en tournoyant, continuait encore de cracher des capsules de survie. « Le Terrible est vengé », marmotta Desjani.
Geary vérifia derechef le tableau d’ensemble. La deuxième division de cuirassés avait rattrapé les deux cuirassés syndics blessés qui tentaient encore de fuir et les réduisaient méthodiquement en pièces, tandis que les unités plus légères de l’Alliance qui l’accompagnaient s’assuraient que le cuirassé déserté était bien anéanti. Seul un dernier cuirassé syndic tirait encore et, quand Geary regarda de son côté, il se cabrait sous les feux croisés d’une demi-douzaine de vaisseaux lourds de l’Alliance.
Les avisos et croiseurs légers du Syndic étaient d’ores et déjà balayés et son dernier croiseur lourd rendait l’âme, agressé par une nuée de destroyers et de croiseurs légers. Un essaim de capsules de survie syndics se dirigeait lentement vers le refuge qu’offrait la seule planète à peu près hospitalière. Geary contempla sa flotte éparpillée et les épaves à la dérive des vaisseaux syndics qui avaient investi Ilion aux trousses de Falco et de sa flottille. On a gagné. Combien de temps encore pourrons-nous tabler sur des victoires, remportées sur des forces suffisamment inférieures en nombre ? Combien de vaisseaux puis-je encore me permettre de perdre ?
L’Invulnérable avait pratiquement rejoint les auxiliaires, mais Geary voyait mal comment on pourrait sauver ce croiseur de combat. Le Triomphe, le Polaris et l’Avant-Garde n’avaient même pas eu cette chance, ni non plus, d’ailleurs, la flopée d’unités plus légères perdues à Vidha. Le Guerrier, l’Orion et le Majestic avaient tous essuyé de lourds dommages et perdu bon nombre de matelots.
Les modules de survie du Falcata émettaient des S.O.S., et quelques destroyers de Geary se dirigeaient déjà vers eux. Mais les débris du Terrible et de son équipage étaient trop infimes pour que les meilleurs senseurs de l’Indomptable pussent les identifier. Nul n’avait pu s’en échapper.