La flotte de l’Alliance avait triomphé, mais elle en avait amèrement payé le prix.
Et le rappel que cette bataille n’aurait certainement jamais eu lieu sans l’arrogance de Falco ne soulageait en rien le dépit de John Geary.
La salle de réunion donnait l’impression d’être bien plus peuplée qu’à l’ordinaire. Pas seulement parce que treize bâtiments rescapés avaient rejoint la flotte, mais aussi parce que les silhouettes des capitaines Falco, Kerestes, Faresa et Numos se tenaient debout sur le côté. Les fusiliers qui les gardaient à bord de leurs vaisseaux respectifs ne participaient pas au programme et restaient donc invisibles, mais leur présence ne s’en faisait pas moins sentir, au seul maintien de ces quatre officiers.
En bout de table, l’image de la coprésidente Rione était assise en compagnie des commandants de la Fédération du Rift et de la République de Callas. Elle avait enfin décidé d’assister de nouveau à une réunion, mais elle avait choisi d’y participer virtuellement depuis sa cabine plutôt qu’en chair et en os. Geary se demandait à quoi tenait cette décision et si elle ne veillait pas tout bonnement, pour des raisons politiques ou éthiques, à se faire voir avec des officiers de sa République.
Falco avait redressé la tête et regardait autour de lui avec assurance, comme s’il s’attendait à prendre le commandement de la flotte d’un instant à l’autre. Geary ne put s’empêcher de s’interroger sur son équilibre mental : l’homme n’avait nullement l’air anxieux, ne montrait par aucun signe qu’il était conscient d’être aux arrêts. D’un autre côté, le capitaine Kerestes semblait tétanisé de terreur et transpirait la stupéfaction et l’incompréhension par tous les pores. Sa longue et prudente carrière, consacrée à éviter soigneusement de rien entreprendre qui pût se retourner contre lui, s’était brusquement effondrée quand il avait permis à un tiers (et à celui qu’il ne fallait pas) de décider pour lui. Numos et Faresa affichaient quant à eux un visage ulcéré mais nullement inquiet. Sans doute avaient-ils un atout dans leur manche. Ils auraient pourtant bien dû s’angoisser. Numos n’était assurément pas l’astre le plus brillant du firmament, mais il restait assez intelligent pour comprendre qu’il leur faudrait rendre gorge.
Geary se leva pour attirer l’attention. « Tout d’abord, j’aimerais féliciter tous les vaisseaux, matelots et officiers de notre flotte pour cette victoire hors du commun. La perte du Terrible et du Falcata a été un lourd prix à payer, mais les Syndics ont payé encore plus chèrement. Hélas, il nous faut aussi déplorer celle du Triomphe, du Polaris et de l’Avant-garde, ainsi que d’un grand nombre de plus petites unités. On m’a aussi informé que l’Invulnérable devra être abandonné, puisque nous n’avons pas ici les moyens de le remettre en état. » Tous tiquèrent à cette annonce. « Son second n’assiste pas à la réunion d’aujourd’hui car les systèmes de son vaisseau sont trop gravement endommagés pour le lui permettre. Ceux qui connaissaient le capitaine Ulan apprendront avec tristesse qu’il a trouvé la mort dans le système de Strena alors que l’Invulnérable couvrait la retraite des autres vaisseaux. » Cette fois, de nombreux officiers se retournèrent pour fusiller Kerestes, Numos et Faresa du regard. Un croiseur de combat n’est pas censé protéger ses camarades. Cette tâche est d’ordinaire dévolue à un cuirassé, mieux conçu pour tenir le choc plus longtemps sous un tir nourri. Mais, de toute évidence, le Guerrier, l’Orion et le Majestic l’avaient laissée à l’Invulnérable.
« Je m’oppose à l’idée d’abandonner l’Invulnérable », déclara une voix tranchante. Geary fixa le capitaine Falco d’un œil incrédule, tandis que l’autre poursuivait en affichant le sourire confiant et fraternel qui était sa marque de fabrique : « Nous le réparerons puis nous rallierons Vidha pour porter assistance au Triomphe…
— Taisez-vous ! » Geary ressentit autant qu’il entendit le silence qui suivit son éclat. « La seule raison de votre présence ici, c’est qu’elle vous permet d’apprendre en même temps que tout le monde les motifs de votre mise aux arrêts. Je réfléchis encore à la qualification des accusations qui vous vaudront la cour martiale à notre retour dans l’espace de l’Alliance. » Si grande que fût la popularité de Falco, Geary ne pouvait laisser impuni un crime aussi grave que la mutinerie.
« Pourquoi attendre ? demanda le capitaine Cresida. Faisons un procès à ce fils de pute et fusillons-le. Un meilleur sort que celui qu’il a infligé lui-même aux imbéciles qui l’ont écouté. »
La réaction se fit sentir tout autour de la table. Certains des officiers présents semblaient soutenir la proposition de Cresida de tout cœur, mais de nombreux autres exprimaient leur stupéfaction ou leur désapprobation. « Votre suggestion me semble déplacée, capitaine Cresida. Le capitaine Falco s’est distingué par de brillants états de service et une longue carrière au service de l’Alliance. Nous devons aussi présumer que le stress engendré par son statut de prisonnier de guerre et d’officier supérieur le plus haut gradé du camp de travail s’est traduit à long terme par des séquelles dont il faut tenir compte. » Geary avait mûrement réfléchi à ce qu’il fallait dire de Falco, à la manière dont il fallait procéder pour maintenir l’équilibre entre le respect que lui vouaient encore tant d’officiers et de matelots et le besoin impératif de le garder aux arrêts sans qu’on s’en offusquât. « Le capitaine Falco semble souffrir de graves problèmes en matière de jugement et d’aptitude au commandement. Les rapports préliminaires qui nous parviennent des vaisseaux qui ont réchappé à la bataille de Vidha laissent entendre qu’il s’y est montré incapable d’exercer une autorité compétente. Tant pour sa propre sécurité que pour celle des bâtiments de cette flotte, il doit être maintenu sous bonne garde. »
Beaucoup d’officiers avaient l’air mécontents et plusieurs firent la grimace, mais aucun ne semblait disposé à mettre ses paroles en doute.
Assez curieusement, néanmoins, le capitaine Falco se contenta d’un de ses sempiternels froncements de sourcils. « Tant que nous agissons hardiment, la victoire reste à notre portée. La flotte a besoin de moi à sa tête. Et l’Alliance de ma pugnacité. » Un lourd silence accueillit cette déclaration. « Quand les Syndics arriveront dans ce système, nous serons prêts à les recevoir. »
Avant de répondre, Geary parcourut du regard les rangées d’officiers. « Capitaine Falco, les forces syndics qui poursuivaient vos vaisseaux sont d’ores et déjà arrivées. Cette flotte les a anéanties. J’ai peine à comprendre que vous n’en soyez pas informé. » À quoi pensait donc Falco ? Le charisme est une chose, l’assurance une autre, mais… parler d’événements récents comme s’ils ne s’étaient jamais produits ?
Falco cligna des paupières puis reprit en souriant : « Parfait. Exactement ce que j’avais prévu. Je compte passer en revue le comportement de chacun des vaisseaux dans cette bataille et j’envisagerai des promotions et des citations au mérite en conséquence. » Il regarda autour de lui, de nouveau renfrogné. « Nous tenons cette réunion à bord de l’Indomptable ? Le Guerrier reste pourtant le vaisseau amiral, sermonna-t-il. Où est le commandant Exani ? »
Il fallut à Geary quelques instants pour se rappeler qu’Exani avait commandé le Triomphe. « Mort, plus que vraisemblablement.