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Peut-être que je suis revenu dans cette île pour mourir. Je n’y avais pas vraiment réfléchi, parce qu’au fond ça m’est égal de mourir ici ou là. De toute façon on ne vit pas sa mort, ce n’est pas moi qui l’ai dit. Mais June m’a posé la question, quand nous nous rencontrions pour pêcher sur la digue, et sa question est entrée dans mon esprit. Une longue boucle qui part de ce rivage et qui finit par y revenir. Quelque chose que je n’ai pas planifié — ça fait longtemps que je ne fais plus de plan pour l’avenir. Quelque chose qui s’est imposé. Il n’y a aucune autre issue. Il n’y a aucune autre explication à mon retour dans cet endroit maudit.

Puisque d’elle, Mary, dont j’ai connu le corps et dont j’ai joui, il ne reste rien, pas une image, pas un souvenir tangible. La mer a tout englouti, elle a effacé son corps et son esprit de la surface du monde. Elle n’existe plus, donc elle n’a jamais existé. J’ai eu beau chercher dans ma mémoire, parcourir les sentiers, m’asseoir dans les rochers, je n’ai rien reconnu. Donc je dois mourir à mon tour. June a raison, je dois trouver le lieu de ma mort, mais je n’ai aucune envie de me noyer. Je sais ce que cela fait, nous en avions noyé un certain nombre dans les opérations, j’étais témoin, là aussi. Pour les faire parler. J’étais le greffier, je regardais, je notais dans mon carnet des bribes. Les corps qu’on basculait dans les bassines, poignets et chevilles entravés, les visages convulsés par la peur, le souffle qui grinçait. Les hurlements. Je regardais, j’écrivais. Ils parlaient toujours, les autres disaient qu’ils chantaient ! Non, la noyade n’est pas pour moi. Plutôt monter en haut de la falaise et sauter. Le choc sur la mer aussi dure et noire qu’une plaque de fonte. Mon corps disloqué, entraîné par les courants, mon corps émietté dans les profondeurs. Donc j’ai visité plusieurs fois la falaise face au soleil levant. J’aime bien l’idée de mourir en regardant le jour qui se lève. Il me semble que c’est logique, que c’est sensé. Comme de mourir à midi pile. Quand le soleil s’arrête quelques millièmes de seconde au zénith, immobile, à envisager la fin du monde, puis qu’il redescend paresseusement vers l’horizon, dans ses falbalas de crépuscule.

Malgré moi, chaque jour je vais au rendez-vous. N’est-ce pas ironique ? Rendez-vous avec une gamine. Rendez-vous si l’on veut, parce que nous ne disons jamais rien, surtout pas au revoir, jamais à demain, rien de prévu. Avec cette drôle d’assurance pour quelqu’un de son âge, c’est elle qui a décidé : « Ce n’est pas la peine de se dire au revoir, de toute façon on est sur une île, où pourrions-nous nous cacher ? »

L’après-midi, je vais à la digue avec mon matériel de pêche, je m’installe sur les brisants, des sortes de pains de sucre en béton où les tarets se sont accrochés. Je prépare les hameçons. J’ai compris la leçon, je sais très bien enfiler la crevette depuis la tête jusqu’à la queue. À la marée montante, je lance la ligne, et j’attends. J’ai acquis un peu d’entraînement et maintenant je ramène des poissons, des gobies, des rougets, et de temps en temps un maquereau égaré. Je suis seul sur la digue. L’endroit n’est pas très poissonneux, à cause des mouvements des ferries. Parfois survient un couple de touristes, égaré lui aussi, l’homme prend des photos de la femme, il arrive même qu’ils me demandent de les photographier ensemble.

June est là. Elle arrive sans faire de bruit, pareille à un chat. Elle s’assoit sur les brisants à côté de moi, et nous restons sans rien nous dire un bon moment. Elle a décidé aussi qu’on ne devait jamais se dire bonjour, pour que le temps se continue sans interruption. Elle reprend ce qu’elle racontait la veille, et qu’elle n’a pas pu terminer. Ou bien elle commence une nouvelle histoire, pour elle le temps n’existe pas, ça fait juste une heure qu’elle est partie depuis la veille, elle ne vit qu’au présent.

« Dans mon rêve, il y a un être étrange au fond de la mer, une grosse fille endormie, une énorme fille… Elle dort au fond de la mer et je m’approche d’elle en nageant sous l’eau, et je m’aperçois qu’elle a les yeux ouverts, de gros yeux bleus de poisson mort, elle me regarde et moi j’essaie de lui échapper, je nage à reculons, mais la mer m’entraîne vers elle, elle tend ses bras, son corps se met à bouger, sa peau tremble comme de la gelée, c’est horrible… »

Ce sont ses rêves qui relient les jours les uns aux autres. Elle ne vit que pour ses rêves. « Racontez-moi vos rêves, Monsieur. » Mais moi je ne fais pas de rêves. Je ne pourrais lui parler que de cette femme que j’aimais, qui est entrée dans la mer, et qui n’est jamais reparue. Quand je me suis décidé à lui raconter cette histoire, elle s’est écriée : « C’est elle que je vois, Monsieur, cette grosse fille qui est couchée au fond de la mer ! » J’ai dit d’un ton sarcastique : « Mais la femme dont je vous parle n’était pas grosse, et elle n’avait pas les yeux bleus. » June insiste : « Si c’est elle, j’en suis sûre, et d’abord elle a pu changer, tout le monde change en vieillissant ! » Je ne sais pourquoi, cette histoire la trouble. June ne se contente pas des apparences. Elle a ce pli entre les sourcils qui assombrit son visage, tout à coup elle n’a plus vraiment l’air d’une enfant. « Qu’est-ce qu’il y a, petite ? Pourquoi êtes-vous triste à présent ? » Elle se détourne pour cacher ses larmes, mais je vois ses épaules secouées par les sanglots. « Pourquoi pleurez-vous ? » Je passe mon bras autour d’elle, je la serre contre moi, je sens son corps, je touche ses épaules rondes. Elle a levé les mains, paumes retournées, pour cacher son visage. Elle dit : « C’est parce que vous allez mourir bientôt, vous allez partir et moi je resterai seule ici avec ces gens que je déteste. » J’essaie de lui dire : « Mais vous êtes avec votre maman, vous ne la détestez pas. » Elle n’écoute pas. Les larmes continuent à couler de ses yeux et à coller ses cheveux sur sa bouche. Elle appuie ses poings sur ses paupières pour empêcher ses yeux de déborder. « Votre regard est si triste, Monsieur, articule-t-elle. Votre regard me dit que vous allez mourir, ou partir très loin. »

À cet instant je me sens neuf, il me semble que toutes ces années que je n’ai pas vécues sont pardonnées, emportées dans le vent. Grâce aux larmes d’une petite fille de treize ans. Je serre June un peu plus fort, j’oublie qui je suis, qui elle est, elle une enfant, et moi un vieil homme. Je la serre jusqu’à faire craquer ses os. « Aïe, aïe ! » Elle n’a pas crié, elle l’a dit à voix basse, et je l’embrasse sur le front, près de sa tignasse sauvage, je l’embrasse près des lèvres, pour sentir ses cheveux mouillés, pour goûter à ses larmes, qui sont l’élixir de ma jeunesse.

Et comme cela, tout d’un coup, sans que je l’aie demandé, nous nous sommes mis à parler de Dieu. Monsieur Kyo, c’est sûr qu’il n’y croit pas. Il ne veut même pas prononcer le nom. Il dit : « Pourquoi est-ce qu’il y aurait quelque chose ? Pourquoi est-ce que tout ça, la terre, les animaux et les humains, la mer. Pourquoi ça ne suffirait pas ? »

Je n’ai rien à répondre, je ne connais pas la vie. « Mais vous ne sentez pas à l’intérieur quelque chose d’autre ? Moi je le sens, c’est une petite boule chaude à l’intérieur, là, au-dessus du nombril, vous ne la sentez pas ? » Avant qu’il ait eu le temps de ricaner, j’ai pris sa main et je l’ai appuyée sur mon ventre, à cet endroit précis. « Fermez les yeux, Monsieur. Fermez les yeux et vous allez sentir la boule chaude. » Il a fait cela, il a fermé les yeux et il est resté immobile, et je sentais la chaleur qui allait de mon ventre à la paume de sa main, puis qui repartait. J’étais tellement sûre qu’il allait découvrir Dieu. J’étais tellement heureuse qu’il perde sa noirceur, son désespoir. J’étais tellement fière de lui avoir fait ce cadeau. Maintenant il ne pourrait plus l’oublier. Même si nous devenions étrangers l’un à l’autre, il se souviendrait toujours de cet instant, quand le passage s’était ouvert jusqu’à lui, était allé jusqu’à son cœur.