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Il était ému, je crois. Il a repris sa main, mais il ne l’a pas fermée, il l’a posée sur ses genoux comme si elle contenait encore la chaleur de mon ventre.

« June, je ne crois qu’à ce que je vois, je suis comme ça. » Il avait le visage toujours obscur, ses yeux invisibles. « Peut-être que je suis trop vieux pour changer. » J’ai repris sa main, juste pour la serrer dans la mienne. « Mais vous avez senti, n’est-ce pas ? Vous l’avez senti en vous ? » Il ne répondait pas. Il ne pouvait pas le dire.

« J’ai senti ce que vous avez en vous, mais je ne crois à rien d’autre qu’en vous, June. Je vous l’ai dit, je suis vieux et endurci, n’essayez pas de me faire dire ce que je ne peux pas dire. » Il a continué, à voix basse, mot après mot. « Mais vous… Vous êtes une fille bien… Vous êtes vraie… Je crois à ce que vous dites… Je crois que vous savez ces choses… Vous êtes choisie, c’est cela, choisie pour ces choses. » Il était si près de moi, plus près que jamais personne n’avait été, pas même ma mère ou le pasteur David. Comme sur le seuil, il aurait suffi d’un pas. Mais au même moment j’ai su qu’il ne le ferait pas, qu’il ne passerait pas la porte. Il l’a dit : « Moi je suis du mauvais côté du monde, June. Je ne serai jamais du même côté que vous. »

Je lui parle à voix basse, sans le regarder. Peut-être que c’est pour lui faire comprendre, ou peut-être que c’est pour mieux m’en souvenir. « Je ne l’ai dit à personne, personne d’autre que vous, Monsieur. Mais vous ne devez jamais le répéter, ni vous moquer de moi, vous me le promettez ? » Il hoche la tête. Peut-être qu’il pense que je vais lui raconter ces petites choses douces que les enfants inventent parfois pour cajoler les vieux.

« Ça s’est passé dans notre église, après les chants, j’étais restée seule, tout le monde était parti, même maman, j’avais chanté dans le chœur, et j’étais assise sur ma chaise, j’avais froid, je me sentais seule et triste, et à un moment, c’était là, dans mon ventre, j’ai senti cette chaleur qui grandissait, qui allait dans mon corps, j’ai senti cette boule chaude, j’ai senti que je flottais, je fermais les yeux et je sentais cette chaleur au fond de moi, et je n’avais plus peur, je n’étais plus seule, il y avait une voix qui parlait en moi, dans mon esprit, elle ne disait rien que je pouvais comprendre, ce n’étaient pas les mots de tous les jours, c’était une voix qui me parlait à moi seule, rien qu’à moi. »

Je ferme les yeux, et il me semble que je l’entends encore, là, au bord de la mer. C’est une voix ni grave ni aiguë, une voix qui fait un bruit de mouches, un bruit d’abeilles. Je voudrais que Monsieur Kyo entende cette voix, s’il l’entendait, il ne serait plus jamais le même. Est-ce qu’il entend ? Est-ce que je parle ? J’appuie sa main sur mon ventre, sa main large et forte, et la voix doit passer par ses longs doigts, par sa main ouverte, sa main doit entendre la voix qui murmure des mots vibrants, des mots lents et lourds, des mots qui ne finiront pas. Il est le seul qui connaisse mon secret, je ne l’ai jamais dit à maman ni à personne, je ne l’ai jamais dit au pasteur. Mais lui, Monsieur Kyo, il est au bord, il n’a qu’un pas à faire, et tout sera changé. Un instant, il me semble qu’il m’a entendue, puis il retire sa main, il s’éloigne. Il a peur de ce que penseraient les gens s’ils nous voyaient, sa main appuyée sur le ventre d’une fille de treize ans. Il s’est écarté, et son visage est couleur d’ombre, ses yeux n’ont pas de lumière. Il dit : « Je ne peux pas, June. Je ne suis pas quelqu’un de bien. Je ne peux pas être celui que vous attendez, je suis un homme comme les autres. » Il s’est reculé, le dos appuyé à un rocher. La lumière du crépuscule est comme un brouillard qui descend sur son visage. La nuit, les humains ne sont plus eux-mêmes, ça je l’ai compris il y a longtemps, quand ce type est venu habiter chez nous, et que ma mère et lui se chuchotent des mots doux. « Vous allez vivre votre vie, vous allez quitter cette île et vous irez dans le monde. Vous m’oublierez, vous oublierez tout, vous serez quelqu’un d’autre, June. » Ses mots me font si mal. Ses mots me transpercent et s’enfoncent dans mon cœur. Pourquoi ne m’a-t-il pas écoutée ? « Pourquoi vous ne me croyez pas ? Je… » Mais les larmes m’empêchent de parler. Il a un élan pour me serrer dans ses bras, mais je n’en veux plus. Je n’en voudrai jamais plus. Je n’ai pas besoin de son câlin. Je ne suis pas une petite fille qui a cassé son jouet, je ne suis pas une femme amoureuse qu’on a laissée tomber. Pour cela, il n’a qu’à aller voir sa pharmacienne. C’était autre chose, et il n’a rien compris. Je suis partie en courant, vers la maison. J’ai couru en remontant la pente vers le haut de l’île, j’avais envie de crier : « Je vous hais ! » J’avais envie de mourir. Les chiens aboyaient dans les maisons, c’était le soir, les lumières étaient allumées, quelques voitures passaient lentement.

Nous avons passé une nuit ensemble. N’allez pas croire que nous sommes des amants et tout. J’ai profité que ma mère est occupée avec son petit ami, je suis sortie par la fenêtre et j’ai couru à travers les champs jusqu’à la plage, où Monsieur Kyo a dressé sa petite tente militaire. Quand il n’y a pas de vent, et que la mer est calme, c’est là qu’il va dormir, pour écouter le bruit des vagues. Il ne savait pas que je devais venir, mais il n’a pas eu l’air surpris quand je me suis arrêtée devant la porte de sa tente. Je ne sais pas s’il avait bu quelque chose, mais il avait l’air content, il souriait. « Entrez, a-t-il dit, vous ne voulez pas rester dehors ? » L’intérieur de la tente est tout petit, avec un toit très bas. Sur les côtés sont cousues des sortes de poches avec du tissu anti-moustiques. Quand on est assis par terre, l’air circule doucement, et on entend tous les bruits de la mer. La toile du toit ondule dans le vent. Cette nuit, il y avait beaucoup de lune, et des étoiles, ça faisait une lueur douce qui éclairait l’intérieur de la tente. C’était bien, je n’avais pas envie de parler. Nous sommes restés assis, avec la porte de la tente ouverte qui battait un peu dans le vent, à écouter et à regarder. J’entendais mon cœur qui battait dans ma poitrine, lentement, très lentement. J’entendais aussi sa respiration, un frôlement profond, qui allait et venait avec le mouvement des vagues. C’était bien, je n’avais pas envie de bouger. Je voulais que ça dure toujours, jusqu’au matin. À écouter et à sentir la nuit, la mer, le vent, l’odeur du sable et des algues, les coups de mon cœur et la respiration de Monsieur Kyo, jusqu’à la fin, jusqu’au matin. Je ne voulais pas dormir. À un moment, Monsieur Kyo est sorti, il a marché vers les dunes. Je crois qu’il est allé faire pipi dans les toilettes publiques. Il est revenu, il avait le visage mouillé par l’eau de mer. Je suis allée à mon tour jusqu’au bord, j’ai ôté mes chaussures et je suis entrée dans la mer, et lui était à côté. J’hésitais, alors il m’a soulevée et il a marché avec moi dans la mer. J’ai senti la mer qui se réchauffait dans les jambes de mon pantalon, sous mon T-shirt. Lui avait de l’eau jusqu’à la taille. La plage était blafarde sous la lune, mais dans l’eau il y avait beaucoup de poissons transparents qui tournaient autour de nous.