Выбрать главу

Puis je suis ressortie par la fenêtre, et j’ai marché dans la nuit. En passant devant la chambre, j’ai entendu ma mère qui parlait, et la voix du bâtard, puis des sanglots, toute la comédie. Et lui qui devait essayer de la consoler, qui caressait ses cheveux, et après ça je sais bien comment ça se termine, ou plutôt j’aimerais mieux ne pas le savoir, les soupirs et les « ahahahah » et les « grumph » — ça c’est lui qui le fait avec son nez, comme s’il se mouchait entre ses doigts. Depuis qu’il s’est installé chez nous, j’ai pris l’habitude de marcher dans la nuit sans que ma mère s’en rende compte. Je marche sur les petits sentiers à travers les champs de patates, jamais par la route, parce qu’il peut y avoir des ivrognes, ou bien le policier en patrouille. Je vais jusqu’à la mer. Cette nuit-là était sans lune, le ciel s’ouvrait et se fermait de nuages. J’ai regardé les étoiles dans une anfractuosité de rochers, près de l’endroit où les femmes de la mer se déshabillent. J’ai même trouvé une grève de sable noir, et j’ai creusé une petite vallée pour me mettre à l’abri du vent. J’ai regardé le ciel, j’ai écouté la mer. J’avais le cœur qui battait trop fort, après la scène avec maman. J’attendais que le ciel me calme, il le fait d’habitude. Mais ça a pris beaucoup de temps. Je suivais des yeux les étoiles, elles glissaient en arrière, la terre tombait. Je sentais du vertige. Je pensais que moi aussi je pouvais mourir cette nuit, la marée avalerait mon corps, on ne retrouverait rien de moi, pas même une chaussure !

Je pensais à la femme dont Monsieur Kyo parlait, celle qu’il était venu rechercher ici. Il me semblait que c’était elle qui m’appelait, du fond de mon rêve. Elle voulait que je la rejoigne sous la mer. Je pensais aux yeux ouverts de cette grosse fille blanche, à son regard. J’ai ressenti un frisson sur moi, un souffle froid, un passage de la mort. Je n’avais jamais ressenti cela auparavant. Je ne pouvais plus bouger, j’étais clouée sur le sable comme Gulliver, par des milliers de fils, des brins d’algues, des cordages faits avec des cheveux. J’entendais les coups de mon cœur, je sentais le frisson monter depuis la plante de mes pieds jusqu’à la racine de mes cheveux. « Monsieur, Monsieur, pourquoi n’êtes-vous pas là ?… Pourquoi ne répondez-vous pas ? S’il vous plaît… » Je gémissais ces mots, j’espérais qu’il les entendrait, qu’il apparaîtrait au milieu des rochers, habillé de son éternel costume noir.

Le ciel s’est caché, il a plu un peu, je sentais les gouttes froides qui coulaient de mes cheveux et mouillaient ma nuque. De la mer montait une brume épaisse que trouaient à peine les phares des bateaux à la pêche aux calmars. J’entendais les voix des pêcheurs sur l’eau, une radio qui grésillait de la musique. Quelque chose pénétrait en moi par le sable, par les gouttes de pluie, par la mer, quelque chose de sombre et triste qui envahissait mon cœur et occupait toutes les parties de mon esprit, et je ne savais pas ce que c’était, quelque chose qui appartenait à un autre, à une autre, une ombre, un souffle, une brume. « S’il vous plaît… s’il vous plaît. » Je geignais, je me tournais sur le sable pour échapper à cette ombre. J’ai crié, à un moment, je m’en souviens. Dans la nuit, un cri de bête, un cri de vache ! « Eueueurh, éé-eueueurh ! » Ça ressemblait bien à mon histoire de l’homme transformé en vache qui erre toutes les nuits dans la lande. Les chiens m’ont répondu en aboyant de leur voix cassée, ils avaient peur, eux aussi. J’ai crié, puis je me suis évanouie. Au petit matin, c’est la vieille Kando qui m’a trouvée. Il paraît que j’étais toute froide et blanche et qu’elle a pensé que j’étais noyée sur la plage. Elle m’a fait boire de sa fiole d’alcool de patate, elle m’a frictionné les paumes des mains et les joues jusqu’à ce que j’ouvre les yeux. Elle m’a parlé, mais je ne comprends pas son dialecte, surtout qu’il lui manque les dents de devant. Les autres femmes de la mer sont arrivées, l’une après l’autre, avec leurs poussettes et leur attirail de plongée. Je crois qu’elles ont parlé de me faire asseoir dans une des poussettes pour me ramener au village, mais j’ai repris mes sens et j’ai dit que j’allais bien, et je suis partie en titubant. Sur le chemin maman avait été prévenue, elle m’a prise par le corps, mais je suis plus grande qu’elle et on a marché enlacées en amoureuses jusqu’à la maison. Le bâtard est parti, c’est ce qu’il avait de mieux à faire. J’ai dormi tout le matin, et l’après-midi Monsieur Kyo est venu. C’était la première fois qu’il venait à la maison. Il portait son complet-veston noir, et ma mère l’a reçu humblement, comme s’il était un professeur ou un inspecteur. Il a même laissé sa carte de visite que ma mère a posée sur la table, plus tard je l’ai lue, c’était étrange, cela semblait le nom d’une autre personne :

PHILIP KYO
écrivain-journaliste

Et j’ai pensé que je pourrais m’en servir plus tard pour me moquer de lui, ou pour jouer au jeu des déplacements, à vous, à moi.

Ma mère a apporté cérémonieusement du thé et des gâteaux secs, il a trempé ses lèvres dans le thé mais il n’a pas touché aux biscuits. Il était bien tel qu’il est d’habitude, taciturne et poli. Il a posé des questions à ma mère sur la pêche aux ormeaux, est-ce que ça l’intéressait vraiment ou il faisait semblant ? J’aime bien quand les grands sont gênés, qu’ils ne savent pas quoi dire. Parce que je savais bien ce que ma mère voulait lui demander. Quelles étaient ses intentions, qu’est-ce qu’il voulait faire de moi, est-ce qu’il allait s’occuper de mon futur ? Etc., toutes ces choses que les mères demandent pour leur fille, et lui n’avait pas envie de répondre, il n’aurait pas su quoi dire de toute façon, puisqu’il ne sait pas encore que nous devons rester ensemble toute notre vie, et bien sûr il n’est pas mon père, et il est bien trop vieux pour être mon mari.

Tout de même, à un moment ma mère lui a demandé jusqu’à quand il allait rester dans notre île, il a répondu sèchement : « Pas longtemps. Je sens que je ne vais pas durer ici très longtemps. » Il a dit ces mots avec détachement, et c’étaient autant de coups de couteau dans mon cœur, je crois que j’ai pâli, je me suis levée et j’ai couru me cacher dans ma chambre, j’avais honte de ma faiblesse, de ma lâcheté. Et en même temps c’était une trahison, parce qu’il n’y avait pas longtemps Monsieur Kyo avait dit qu’il voulait mourir ici, et tout ça était oublié, ou bien c’étaient juste des mots. Mais je n’ai pas voulu qu’il voie que j’étais touchée, j’ai toujours détesté montrer mes sentiments surtout quand ils sont faibles et lâches. Ma mère est restée un bon moment à parler avec Monsieur Kyo, j’imaginais qu’elle devait lui demander de m’excuser, que j’étais très fatiguée, qu’il ne devait pas s’en offenser. Puis ma mère a ouvert ma porte, elle a dit : « Le professeur s’en va, tu ne veux pas lui dire au revoir ? » Pour ma mère, les gens âgés et élégants sont toujours des professeurs. Je n’ai pas répondu, et avant de partir, Monsieur Kyo a dit : « Ça ne fait rien, ne la dérangez pas. » Comme si tout ça était juste une question de politesse. Ma mère l’a accompagné jusqu’à la sortie, je l’ai entendue dire avec une voix enjouée qui sonnait faux : « Merci, professeur, merci, au revoir. » Et j’ai pensé qu’il lui avait donné de l’argent et que c’est pour ça qu’elle le remerciait avec cette drôle de voix humble, plus aiguë que d’habitude, pas du tout la voix qu’elle avait quand elle m’avait giflée.