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Sur le moment je n’ai rien dit, mais un peu plus tard je l’ai regardée droit dans les yeux. « Est-ce qu’il vous a donné de l’argent ? » Au lieu de répondre, elle a fait sa gentille : « Nous avons beaucoup de chance, c’est Dieu qui entend nos prières en t’envoyant le professeur. »

J’ai compris qu’elle faisait allusion au prêche du pasteur David. Il avait raconté dimanche dernier cette histoire de la guerre, quand il ne restait plus rien à manger, et qu’on devait faire une fête, ou bien un mariage, je ne sais plus, et les gens ont prié, et tout à coup on a frappé à la porte de l’église, et c’était le restaurant de poulet grillé qui envoyait cinquante cartons-repas, avec du poulet et des frites et même la sauce au piment et les boîtes de Coca, et chacun a pu manger à sa faim, et comme il en restait on a même pu nourrir aussi les mendiants.

J’ai dit à ma mère : « Il vous a donné combien ? » Elle n’a toujours pas répondu, mais elle m’a dit que je devais suivre son conseil et aller à l’école et ensuite à l’université pour avoir une bonne situation. « Et si moi je veux être pêcheuse d’ormeaux ? » J’étais prête à crier, mais maman a refusé la dispute. J’étais tellement en colère que j’ai pensé que je ne reverrais plus jamais ce Monsieur.

La nuit envahit l’île. Chaque soir, flaque après flaque, crevasse après crevasse. La nuit sort de la mer, sombre et froide, elle se mélange à la tiédeur de la vie. Il me semble que tout a changé, tout s’est chargé d’ombre et d’usure. Je viens chaque jour au bord de la mer, après l’école. Je ne sais pas ce que je cherche. Il me semble que je n’ai plus rien à apprendre des grands. Je sais ce qu’ils vont dire avant même qu’ils aient ouvert la bouche, je lis dans leurs yeux. L’intérêt, seulement l’intérêt. Affaires d’argent, affaires de biens, affaires de sexe, de choses qu’on possède.

Il y a un secret dans la mer, un secret que je ne devrais pas découvrir, mais que je cherche chaque jour davantage. Je vois les traces, dans les rochers noirs, dans le sable, j’entends les voix qui marmonnent. Je me bouche les oreilles pour ne pas les entendre, mais leur murmure entre en moi, emplit mon crâne. Les voix disent : viens, rejoins-nous, rejoins ton monde, c’est le tien désormais. Elles disent, elles répètent inlassablement, vague après vague : qu’est-ce que tu attends ? Les voix parlent aussi avec le vent. La nuit je ne peux pas dormir. Je sors par la fenêtre, je marche dans la lande. Il n’y a pas longtemps, je serais morte de peur. La moindre silhouette, le moindre buisson m’auraient fait frissonner. Mais à présent je n’ai plus peur. Quelqu’un d’autre est entré en moi. Quelqu’un est né dans mon corps. Je ne sais pas qui, je ne sais pas comment. Petit à petit, sans que je m’en rende compte. Les autres ne savent pas. À l’école, Jo continue ses insultes, mais quand je le regarde il détourne les yeux. J’ai découvert dans un miroir un éclair vert dans mes iris, une lueur froide. Les points noirs de mes pupilles nagent dans une eau glacée. Couleur de la mer d’hiver. C’est pour cela que Jo a peur de mon regard. Quand je me regarde dans une glace, mon cœur se met à battre plus vite et plus fort, parce que ce ne sont pas mes yeux.

Je me sens vieille, je me sens lourde et moche, je ne sais plus courir comme avant, je ne peux plus sauter par-dessus les murs des champs. En plus, avec l’arrivée des règles, j’ai l’impression que mon ventre a encore gonflé. Je m’assois dans la cour de l’école, sur un banc, au soleil, et je regarde les filles et les garçons qui courent dans tous les sens, qui jouent à se pousser, qui flirtent dans les coins. Leurs voix sont aiguës. Elles poussent des cris d’animaux. Moi, ma voix est devenue grave, elle écorche ma gorge. « Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? » C’est Andy, le surveillant que j’aime bien pourtant, il est long et maigre, il ressemble à un oiseau pique-bœuf. Il est arrêté devant moi, son corps mince fait écran au soleil, on dirait un arbuste. Je ne sais pas quoi répondre. Je lui dis, d’une voix désagréable : « Ôtez-vous de mon soleil. »

Quand je retourne à la maison, après l’école, je ne parle à personne. Ma mère me regarde d’un drôle d’air, je ne sais si elle est en colère, ou inquiète. Peut-être qu’elle a peur que je change de sexe ! Monsieur Kyo est venu deux fois, paraît-il. Est-ce qu’il a parlé de mon futur ? J’ai failli demander : « Il t’a donné combien pour ce mois ? »

Les seules que je vais voir encore, ce sont les femmes de la mer. Surtout la vieille Kando. Je marche jusqu’à la cabane, je m’assois sur le ciment mouillé et j’attends que les femmes sortent de la mer. En définitive je crois qu’elles m’ont acceptée, même si je suis une étrangère. Parfois elles me laissent plonger avec elles. J’enfile la combinaison de caoutchouc, un peu vaste au ventre et aux fesses, mais ça va, j’attache la ceinture de plomb, le masque rond sur les yeux et la bouche, et je me glisse dans l’eau froide. Tout de suite je me sens prise par les courants, je glisse vers le fond, avec les femmes. À mains nues je décroche les coquillages, les étoiles de mer, et je les mets dans un petit sac en filet. Le silence appuie sur mes oreilles, un silence velouté, plein de murmures. Je regarde les mèches noires des algues qui bougent dans le ressac, les éclats argentés des bancs de poissons. Je pense à Monsieur Kyo qui reste des heures et ne pêche rien, c’est comique. Il devrait bien essayer, je l’imagine plongeant avec son complet-veston noir, sa casquette et ses souliers vernis ! Je me laisse porter, les bras en croix, les yeux ouverts, sans bouger, sans respirer. J’ai appris à rester plus d’une minute sans remonter à la surface, et quand je sors la tête de l’eau, je renverse la tête en arrière et je pousse mon cri, c’est le mien, personne d’autre ne crie mon cri, eeeaarh-yaaarh ! Les vieilles se moquent de moi, elles disent que je crie comme une vache !

J’ai arrêté d’aller à l’école. À quoi ça sert ? Tout ce qu’on y fait, c’est être assise des heures et des heures, à faire semblant d’écouter et à dormir les yeux ouverts. Des enfants, ce ne sont que des enfants. Même Jo et tout son cirque, ses airs de méchant, ses petites insultes minables. Un jour, je sortais de l’école, il m’a jeté un caillou. Je me suis retournée pour le regarder et il m’a crié : « Toi, la pute, va voir ton Américain ! » J’ai marché vers lui et il a eu peur, lui qui est plus haut que moi d’une tête, lui qui s’amusait à m’arracher les cheveux et à me courber la tête jusqu’à terre, il a eu peur d’une fille qui ne lui arrive pas à l’épaule et qui pèse la moitié de son poids. Il a reculé. Sa vilaine face de chien exprimait la peur. Alors j’ai compris que je n’étais plus la même. J’avais maintenant le visage de Monsieur Kyo, le visage qu’il a quand il est en colère, immobile, gris, froid, avec ses yeux qui font deux fentes d’eau verte, ses yeux qui semblent du verre poli par la mer. J’ai marché vers le garçon, et lui s’est enfui enfin, il a déguerpi au tournant de la rue, et c’est ce jour-là que j’ai décidé de ne plus retourner à l’école, et de devenir une femme de la mer.