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J’étais fière de cette décision, et surtout d’avoir un nouveau visage, alors je suis revenue droit à la maison, mais ma mère n’était pas là. Il n’y avait que son petit ami, que j’ai regardé avec mes yeux de verre liquide, mais il était à moitié saoul selon son habitude. Il m’a dit : « Qu’est-ce que tu viens faire à midi ? T’as encore séché l’école ? » Je suis passée devant lui, je l’ai même bousculé sans rien dire. Je me sentais plus forte que lui, je pouvais le renvoyer à ses domaines, à ses boulots minables, à ses troquets où il joue aux cartes avec des ivrognes de son espèce. J’ai lancé mes affaires de classe sur le lit, je me suis changée, j’ai mis des habits neufs, un jean noir et un polo noir, j’ai noué mes cheveux en chignon et je suis allée jusqu’à la mer. Maintenant que mon enfance est derrière moi, je peux choisir ce que je veux porter, c’est une tenue citadine, solennelle, une tenue de deuil en quelque sorte. Les gens qui me croisent ne me reconnaissent pas, ils doivent penser que je suis une touriste attardée de la mi-saison, une jeune fille de la capitale, chassée de sa famille comme l’a été ma mère après ma naissance.

À Monsieur Kyo je n’ai rien dit. Je l’ai retrouvé à sa place habituelle, sur le quai. Il n’avait pas son attirail de pêche. Il était habillé avec des vêtements que je ne connaissais pas, un coupe-vent en plastique jaune, un vieux pantalon de toile, mais il avait gardé ses souliers vernis. Je crois qu’il ne sait pas marcher avec des tongs. Il regardait les gens qui débarquaient du ferry, les colonnes de voitures, les scooters. Quand il m’a vue, il a souri, c’était la première fois, son visage s’est éclairé d’un large sourire.

« Je n’étais pas sûr que vous viendriez, a-t-il dit. Je pensais que vous étiez fâchée… Vous n’êtes pas fâchée ? »

Je n’ai pas répondu. De le voir, d’un seul coup les rancœurs remontaient, j’avais la nausée au bord des lèvres. Nous avons marché un moment le long de la côte, jusqu’à la plage où j’avais passé la nuit.

« Pourquoi vous me mentez ? » ai-je dit enfin. Mais je ne savais pas où était le mensonge. Je sentais en lui la trahison, mon cœur en avait mal.

Monsieur Kyo a dit : « Je ne vous mens pas. Si je vous dis que vous êtes jolie, c’est la vérité. »

Il n’écoutait pas. Il se moquait de moi. Est-ce que je lui demandais du sirop ?

« Vous mentez, vous mentez, je le sais. J’espérais que vous étiez mon ami, et vous m’avez menti. »

À un moment, au lieu de me parler, il s’est mis à courir le long de la plage sur le sable durci par la marée basse. Il courait, revenait, repartait en traçant des cercles comme un jeune chien. C’était ridicule, intolérable. « Arrêtez, arrêtez, Monsieur, s’il vous plaît ! » J’ai crié en mettant mes bras en croix pour lui barrer le passage, mais il s’écartait et repartait en riant. J’étais si fatiguée que je me suis assise sur la plage, ou plutôt affalée, à genoux dans le sable, les bras pendant. Alors il s’est arrêté, il s’est agenouillé derrière moi et il m’a entourée de ses bras. « Pourquoi vous pleurez, June ? » Sa bouche était tout contre mon oreille, je sentais son souffle chaud à travers mes cheveux. Des gens marchaient non loin sur le sable, pareils à des oiseaux. Un couple âgé, des enfants. Le bruit de leurs voix me parvenait atténué, irréel. Ils devaient penser que nous étions une grande fille en train de se laisser bercer par son papa.

« Je ne pleure pas », ai-je articulé. J’appuyais sur chaque syllabe. « Je ne pleure plus, il n’y a que les enfants qui pleurent. »

Il m’a regardée sans comprendre. Ou bien peut-être qu’il a compris ce que je voulais dire et qu’il était content de ce changement. Il s’est assis dans le sable à côté de moi et il a commencé une partie de déplacement, comme au début de notre rencontre. Il bougeait une algue séchée, un caillou noir, un morceau de liège, et il m’a laissée gagner à son habitude, j’ai placé un os d’oiseau très blanc et lisse, et c’était sûr qu’il m’avait laissé le bout d’os pour que je gagne. Pendant quelques secondes je me suis sentie redevenir une fille, une enfant, juste un peu perdue, au bord des larmes, au bord du rire.

Nous avons couru dans le vent de toutes nos forces, déjà il faisait froid, l’hiver n’allait pas tarder, le long d’une mer mauvaise et d’un vert laiteux. Dans une crique, nous nous sommes arrêtés, et c’est lui qui m’a fait un massage, mais pour cela il n’est pas doué, ses mains sont trop fortes et trop raides, probablement à cause de son métier de militaire autrefois, où il faut serrer très fort le fusil pour qu’il ne s’échappe pas quand on tire. « Pourquoi vous habillez-vous de noir à présent ? » a demandé Monsieur Kyo. J’ai répondu sans hésiter : « Parce que ça sera bientôt l’hiver, que vous allez partir et qu’il fera sombre et froid dans le cœur des enfants tristes. » À cela il n’a rien su rétorquer. Il s’est à moitié couché dans le sable, un peu à l’écart. Il a ôté sa casquette et j’ai vu qu’il avait coupé ses cheveux très ras, à la mode militaire.

C’était assez étrange, parce que Monsieur Kyo me regardait, et je sentais quelqu’un d’autre. Comme s’il y avait en lui à cet instant deux personnes, l’une tranquille et forte, que je connaissais bien, et l’autre qui était différente, qui me faisait peur, qui me scrutait comme à travers les trous d’un masque. Je frissonnais, je reculais, et lui s’approchait, ses yeux verts brillaient avec une lumière inconnue.

« Pourquoi est-ce que vous me regardez, Monsieur ? »

Il ne répondait pas, et je sentais que je nageais en arrière, que je flottais, comme si j’allais m’évanouir. Mon cœur battait très vite et très fort, je sentais les gouttes de sueur qui coulaient dans mon dos, sur ma poitrine.

« À mon tour, je vais vous raconter une histoire, a-t-il dit. — Est-ce une histoire vraie ? » ai-je demandé. Il a réfléchi : « C’est une histoire rêvée, donc elle a quelque chose de plus vrai que la réalité. »

J’ai attendu. Pendant un instant encore j’ai été une enfant qui ne veut pas grandir, qui se blottit contre une large poitrine d’homme pour se protéger du monde et du vent.

La nuit de l’océan rôdait autour de nous, mais la voix de Monsieur Kyo était légère, elle maintenait l’ombre en cercle, à la manière d’un brouillard que contient le vent.

« Dans mon rêve, j’ai rencontré une femme, la plus belle qu’on pût imaginer. Non seulement elle était belle, mais elle savait chanter avec une voix d’ange. Elle venait du ciel, ou de la mer, elle était descendue sur terre pour connaître les hommes. Elle parcourait les pays, elle chantait partout, dans la rue, sur les places, dans les jardins, et tout le monde s’arrêtait pour l’écouter. C’était devenu son métier.

« Un jour, elle fit la connaissance d’un homme. Cet homme l’aimait, mais pas assez pour l’épouser et il l’a quittée. Elle était inconsolable, et elle a décidé qu’elle ne resterait plus longtemps sur la terre.

« Puis elle a rencontré un autre homme, mais elle ne pouvait plus aimer comme la première fois. Pour le mettre à l’épreuve, elle lui a demandé d’ouvrir son cœur.

« Lui ne voulait pas, il avait peur d’ouvrir son cœur et qu’elle découvre la chose affreuse qu’il contenait.

« Mais un jour, il l’a fait. Il avait un peu trop bu, ou bien il avait oublié qui il était.

« Et quand il a ouvert son cœur, la femme a été effrayée. Ce cœur était noir, rongé par les vers, déjà mort.

« Alors la femme de la mer n’a plus voulu chanter. Elle est restée à regarder la mer sans parler, et un jour, la tempête est arrivée, le vent soufflait et l’écume des vagues courait jusqu’en haut de la falaise.