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« L’homme a emmené son amie à l’abri dans sa maison, et ils sont restés éveillés une partie de la nuit, mais à la fin l’homme s’est endormi. Au matin, quand il s’est réveillé, il a constaté qu’il était seul dans la maison.

« Dehors la tempête était calmée, il a appelé, appelé, sans réponse.

« Au bord de la mer, il a vu les habits de son amie, pliés soigneusement. Il a attendu tout le jour, toute la nuit, et le lendemain encore. Mais la femme n’est jamais revenue.

« Elle était retournée dans la mer sans fin.

— C’est une histoire triste, ai-je dit. Est-ce que c’est votre histoire ? » Monsieur Kyo n’a pas répondu. « C’est juste un rêve, a-t-il dit enfin. Tous les rêves sont tristes.

— Croyez-vous que la mer mange les humains ? » Je n’étais même pas sûre que ma question avait un sens. Monsieur Kyo a hésité, puis : « C’est ce que je croyais autrefois. C’est pour ça que je suis venu ici, pour en être sûr.

— Et maintenant vous le savez ?

— Non, a dit Monsieur Kyo. Je n’ai rien appris. Mais je crois qu’il vaut mieux oublier. Je crois que les souvenirs ne doivent pas nous empêcher de vivre. »

Ce qu’il m’a dit m’a paru insupportable. Ma gorge se serrait, je sentais des gouttes de sueur sur mon dos, dans mes cheveux. J’étouffais.

« Est-ce que ça veut dire… »

Je n’arrivais plus à prononcer les mots.

« Est-ce que ça veut dire que vous allez partir pour toujours ? »

Monsieur Kyo a eu un petit sourire satisfait. « Je ne sais pas… J’ai pris goût à vivre ici. »

Il a prétendu que c’était une question de politesse, et moi je hais la politesse.

« Si je pars, beaucoup de choses vont me manquer. Vous, June. Ce n’est pas tous les jours qu’un homme rencontre quelqu’un comme vous. » Il a ajouté, pour me faire encore plus mal : « Qui d’autre m’apprendra à pêcher ? »

Il s’est levé, il a marché vers le village. Il n’était plus du tout raide et guindé. Il a mis les mains dans les poches de son coupe-vent jaune. Peut-être même qu’il sifflotait. Il s’est retourné à moitié. « Alors, vous venez ? »

J’étais assise dans le sable humide. Il commençait à pleuvoir. Je sentais les gouttes froides qui picoraient mon visage. De la mer montait une odeur âcre, violente. J’ai répondu d’une voix étouffée : « Non, je reste encore un peu. » Il n’a pas répondu. Ou bien il a haussé les épaules, l’air de quelqu’un qui vraiment s’en fiche. Ou bien il a dit au revoir et le vent a mangé ses mots.

J’aime les femmes. J’aime leur corps, leur peau, l’odeur de leur peau, l’odeur de leurs cheveux. Pendant les années en taule, j’en ai rêvé à chaque moment. Je ne pouvais pas croire que ce soit fini, que la honte ferait de moi un paria, un homme condamné à vivre sans femme. Une nuit de violence à Hué. Les soldats emportaient tout ce qu’ils trouvaient, les statuettes des autels, la vaisselle, les robes brodées, les pendules, même de vieilles photos sépia dans leurs cadres, des livres de prière pliés en accordéon. Des liasses d’argent, des sacs de sous de bronze. Je suis entré dans la maison, une demeure bourgeoise construite du temps des Français, hauts plafonds, cour carrée décorée d’un bassin d’eau verte où flottaient des feuilles de nénuphar. Les soldats étaient entrés avant moi. Je ne les connaissais pas. J’étais un franc-tireur pour United Press, je cherchais à faire des clichés. J’avais déjà photographié des marines qui partaient en emportant des postes de radio ou des pendules. Les soldats n’ont pas fait attention à moi, ils ne m’ont même pas regardé. Ils cherchaient quelque chose, non pas un objet à piller, mais une femme qui s’était cachée dans la maison. Ils l’ont trouvée dans une pièce vide, l’ancienne buanderie sans doute, parce qu’il y avait un évier en pierre accroché au mur. Je me suis arrêté sur le pas de la porte, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à la pénombre, et je l’ai vue. Elle était accroupie, le dos au mur, ses yeux brillaient, elle avait croisé ses bras autour de ses genoux, comme si elle attendait. Dans l’étroite pièce nue, il régnait une chaleur lourde, humide. J’ai vu les marques de moisissure sur les murs, les emplacements des meubles qui avaient été arrachés, les traces des rideaux. Les toiles d’araignées faisaient des étoiles grises au plafond. La lampe avait été arrachée, et les fils électriques pendouillaient. Il n’y avait plus qu’elle, cette femme que la peur rendait sans âge, ses cheveux noirs noués en un chignon hâtif qui s’était défait sur le côté. Les dos des soldats étaient larges, j’ai dû me déplacer, mettre un pied dans la chambre pour apercevoir le visage de cette femme, voir ses yeux, une seule fois je crois qu’elle m’a regardé, je le jure, elle n’a pas supplié, elle n’a pas crié ni imploré, seulement son regard qui a croisé le mien, un regard déjà vide, lointain, sans expression, simples billes noires dans le blanc des sclérotiques. Puis son regard a basculé. Dans la chambre est montée une odeur acide, une odeur de sueur et de peur, une odeur de violence.

J’étais venu ici, dans cette île, pour mourir. Une île est un endroit rêvé pour mourir. Une île, ou une ville. Mais je n’avais pas trouvé la ville. Toutes les villes étaient pour moi des extensions de la prison, avec leurs rues en corridors, leurs lampadaires jaunes, leurs places à miradors, les immeubles aux fenêtres fermées, les jardins étiques, les bancs de ciment où somnolent les vagabonds. Avec Mary, j’ai voyagé, j’ai réappris à vivre. Elle chantait, et elle buvait. Elle était une embellie. Son corps, son visage, sa voix. Pour moi elle chantait les hymnes de son enfance, et quand elle chantait, elle redevenait cette enfant, même si le pasteur la touchait, un artiste et un beau salopard, qu’elle a fui en quittant sa famille. Pour moi elle chantait, elle se tenait debout devant moi, éclairée par la lampe de la chambre, et j’écoutais sans bouger. Puis un jour elle est partie. Elle est entrée dans la mer et elle n’est jamais revenue.

L’île était un bon endroit pour mourir. Je l’ai su dès que nous étions arrivés. Mary voulait voir les tombeaux en haut des collines, de simples monticules ronds pareils à des taupinières. Un après-midi, nous avons été environnés de corbeaux. Par milliers, ils tournoyaient dans le ciel blanc, puis ils s’abattaient sur le cimetière. Mary les regardait avec une fascination horrifiée. « Ce sont les âmes des morts sans sépulture », a-t-elle dit. J’ai essayé de lui expliquer qu’ils avaient choisi cet endroit pour être tranquilles, mais elle ne m’écoutait pas. Elle parlait des injusticiés, tous ceux, toutes celles qui avaient été abusés, détruits. Elle était attirée par la mort. Était-ce elle, ou moi, qui avait choisi le refuge de cette île ? Dès qu’elle l’a vue, du pont du bateau, longue langue de terre terminée par un morne noir, elle a serré ma main. « C’est ici, c’est l’endroit que j’attendais. » Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire, mais par la suite, c’est devenu évident. Elle cherchait un lieu au bout du monde, un rocher, une épave, pour consumer son désespoir. Elle avait besoin de cette île, non pas de moi, pour accomplir sa destinée, la destinée qu’elle avait imaginée. Que j’aie été un criminel et un pilleur d’images, condamné à la prison pour complicité de viol, pour elle ne changeait rien. Elle l’a dit un jour, en riant. Ses yeux étaient pleins d’ombre, sans doute avait-elle commencé à me haïr : « Toi, le tourmenteur. » Je ne lui avais pas parlé de ce que j’avais vu, les séances de noyades sur les prisonniers, les piqûres de penthotal, les électrochocs. Mais elle l’a deviné, sans doute les victimes savent-elles identifier les bourreaux.