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J’aime le corps des femmes. En touchant la peau tiède, souple, en frôlant les boutons des seins, en goûtant du bout de la langue les sensations secrètes, interdites, indescriptibles, je sens la force renaître en moi, dans mes muscles, pas seulement dans mon sexe mais dans tout mon corps, dans mon cerveau, et jusqu’à cette glande, ce nœud, dont je ne sais pas le nom, qui est à l’occiput, à l’endroit où la colonne vertébrale rencontre le crâne. Sans ce désir je ne suis rien. Ma vie, mes écrits, les années de taule ne m’ont rien enseigné. Mais une nuit, une seule nuit près du corps d’une femme me donne mille ans ! Ici, dans cette île, un lieu proche de la mort, j’ai ressenti mieux qu’ailleurs la force du désir.

J’étais venu pour mourir, peut-être. Je ne sais plus. Pour trouver le lieu de passage vers le néant, et c’est la vie qui me reprend. À mon âge, je n’y croyais plus. Je n’espérais plus de miracle.

Pourtant, chaque nuit, tandis que le vent souffle et que la tempête siffle par les interstices des portes et des fenêtres, j’écarte le rideau blanc et je découvre le corps de la femme, nue dans la pénombre. Je me couche à côté d’elle, sur le matelas posé à même le sol, au milieu des flacons d’huile camphrée et d’herbes aromatiques, je regarde sa peau éclairée par la loupiote qu’elle allume pour me dire qu’elle m’attend. Je ne sais pas son nom. Elle me l’a dit le premier jour et puis je l’ai oublié. Pour elle j’ai inventé un nom. Elle ne sait rien de moi et je ne sais rien d’elle. Je sais qu’elle est mariée, qu’elle a eu des enfants. Je l’ai compris la première fois que je l’ai vue, à la façon qu’elle a eu de bander le genou de June. Les gestes lents, maternels, le gentil sourire. Ça m’est égal, ce n’est pas cela que je suis venu chercher. Nous ne nous parlons pour ainsi dire pas. Nous faisons l’amour, plusieurs fois, dans toutes les positions. Je me repose ensuite à côté d’elle, j’écoute le bruit du vent sur le toit de tôle ondulée. Je dors un peu, puis je me lève sans faire de bruit et je retourne à mon hôtel. Un jour, un jour de plus…

J’ai vu ce que je ne devais pas voir. Dimanche, vers la nuit, je suis revenue de la mer. Le ciel était bas, le temps à grains, avec bourrasques, mer formée, les femmes de la mer n’étaient pas à la pêche, les touristes étaient partis tôt par le ferry de l’après-midi. Sur le môle j’ai rôdé dans l’espoir de voir Monsieur Kyo une dernière fois, dans son nouveau ciré jaune canari. Les employés du port étaient dans la buvette, ils vidaient des bouteilles de bière en fumant, les vitres étaient enduites d’une buée grasse. Les chiens dormaient le nez dans leur ventre, perchés sur des tas de caisses pour ne pas sentir l’humidité du sol. Au village les magasins étaient fermés, même le pizza parlor, avec un écriteau sur sa porte qui disait : je reviens dans une heure, mais c’était sûr qu’il n’ouvrirait pas avant demain. Ça m’a contrariée, parce que je ne pouvais pas boire un café, les troquets du port ne m’auraient pas servie. De plus les clients se seraient moqués de moi, ils aiment bien être entre hommes, ils n’accepteraient jamais une gamine qui les regarderait quand ils sont saouls. Je ne pouvais pas non plus aller à la maison, parce que c’est le jour où maman reste à regarder la télé avec son boyfriend, les jeux, ou des telenovelas sirupeuses. Alors je ne sais pourquoi, je suis allée du côté de la pharmacie. Mes pas m’ont conduite là sans que je m’en rende compte, je crois que c’était instinctif, comme si je suivais une pente.

La boutique était fermée, le rideau blanc s’agitait dans le vent contre la porte, mais j’ai vu une lueur dans l’arrière-boutique et je suis passée par-derrière, j’ai marché sans faire de bruit jusqu’à la fenêtre. J’ai entendu un bruit de voix, de petits chuchotis, j’ai essayé de comprendre qui parlait. Entre les lattes du store, j’ai vu la lampe qui tressautait, non pas une ampoule électrique, mais une lumière jaune dans le genre des bougies. C’est là que la pharmacienne entrepose ses cartons de médicaments, ses shampooings, ses lotions. La porte tempête n’était pas fermée, c’est une porte grillagée pour empêcher les insectes d’entrer en été quand il fait chaud. Elle s’est ouverte en grinçant un peu, mais le grincement était couvert par le bruit du vent sur le toit de tôle. J’avais l’impression de commettre un délit, et j’osais à peine bouger. Je n’ai pas essayé d’ouvrir la deuxième porte. C’était derrière cette porte qu’il y avait ce bruit de voix, et la bougie allumée.

Je suis restée un moment immobile, l’oreille contre la porte, sans savoir ce que j’allais faire. Partir, retourner dans la nuit et la pluie. Mon cœur galopait, je sentais un nœud se serrer dans mon ventre. Il y avait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, depuis que j’étais toute petite et que j’attendais que maman revienne de la pêche. C’était ce temps de pluie et de vent, ce bruit d’eau qui coule dehors, alors j’imaginais les monstres de la mer qui tiraient maman par les cheveux pour l’entraîner au fond. J’étais ici, dans un sas, un endroit où je ne devais pas entrer, écoutant les bruits de l’autre côté de la porte, c’étaient bien des soupirs et de petits cris, de petits ris, pas la télé, non, mais bien la réalité. Je me suis agenouillée et j’ai collé mon œil sur le trou de la serrure. Je n’ai pas distingué tout de suite, parce que quand vous regardez par un trou aussi petit, vous êtes ébloui, et les bords du trou se déplacent comme une paupière d’oiseau, de côté, de bas en haut. L’intérieur de l’appentis était éclairé par une bougie posée dans une assiette. Dans la lumière tremblante j’ai vu une chose étrange, je n’ai pas compris tout de suite même si j’ai su aussitôt que c’étaient Monsieur Kyo et la pharmacienne. J’ai voulu me reculer, m’en aller, mais c’était plus fort que moi, mon œil restait collé au trou de la serrure et je regardais. Monsieur Kyo, je ne l’ai pas vraiment reconnu, parce qu’il était couché sur le dos, les jambes allongées, et c’était la première fois que je voyais ses jambes, épaisses, musclées, la peau sombre couverte de poils frisés, et ses pieds qui paraissaient très grands, la plante rose, et les orteils bien écartés. Au-dessus de lui la salope était entièrement nue, couchée sur le dos elle aussi, elle formait avec les jambes de Monsieur Kyo un angle droit. Seulement elle avait posé ses pieds sur le sol et son corps était arc-bouté, sa tête renversée en arrière, ses cheveux bruns étalés sur le carrelage, ses bras maigres en croix, et je voyais la peau blanche de son ventre et de ses hanches, les cercles de ses côtes, les seins lourds un peu écartés, et son long cou avec une pomme d’Adam un peu apparente, comme un homme, mais son sexe était celui d’une femme, bombé, avec une touffe de poils noirs dressés en crête de coq ! Je voyais tout cela avec netteté, malgré la pénombre, je remarquais chaque détail, chaque ombre, chaque repli de peau. Je ne voyais plus personne de connu, juste un homme avec une femme. Ensemble ils ressemblaient à un animal qui n’existe pas sur terre, une sorte de crabe-araignée à huit pattes, blanc et noir, en partie velu, presque sans tête, qui bougeait lentement, lentement, sur place, sans avancer, en tournant sur lui-même, en glissant et en tournant, les pieds appuyés sur le carrelage, les bras écartés, respirant, chuchotant, respirant, soupirant… Et moi je recollais mon œil au trou de la serrure ! Et la bête continuait de bouger, lente et molle, je voyais sa chair trembler le long des cuisses, et le ventre se gonfler et se dégonfler, percé d’un trou noir qui s’ouvrait et se plissait, et la poitrine se renverser, le cou se tendre avec le va-et-vient de la pomme d’Adam, et elle geignait un peu, et elle marmonnait avec une voix grave, double voix, mais ce n’étaient pas des mots qu’elle disait, seulement des grognements, des raclements, un bruit de bête qui respire, un bruit de vache dans la nuit, un bruit de chien qui court, un bruit de coquille qui se ferme à marée basse, un bruit de mort quand le couteau s’enfonce dans la tête du poisson. Et mon œil se collait davantage au trou de la serrure ! Et je ne comprenais plus ce que je voyais ! Qui étaient ces gens, à qui étaient ces jambes, à qui ces bras, à qui ces cheveux noirs qui traînaient sur le carrelage, à qui ces voix, ces soupirs, ces chuchotements ? À qui ? Je ne sais pas comment je suis partie. À reculons, à quatre pattes, éblouie par la lumière de la bougie qui forçait son flux d’images à travers le trou de la serrure. Pendant quelques secondes j’ai marché dans les rues venteuses, les bras écartés, complètement aveugle.