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Dans l’anfractuosité des rochers, je me souviens, c’est là que j’attendais ma mère, quand elle a décidé d’être une femme de la mer. Le vent souffle au-dessus de ma tête, les vagues cognent contre les récifs, je les vois à peine dans le jour qui se lève. Ourlets gris qui avancent en paix, j’ai pensé souvent à des bêtes lourdes, à des troupeaux de vaches marchant au même pas, et quand les rochers aigus fauchent leurs jambes, elles s’écroulent en mugissant, en écumant. Ma mère avait choisi ce coin parce qu’il était peu fréquenté, et comme elle était nouvelle dans la profession elle n’osait pas plonger dans les coins plus calmes, à la baie du nord, ou près du môle. C’est ici qu’elle a aperçu les dauphins pour la première fois, des ombres qui la frôlaient, qui tâtaient les algues du fond avec leur nez large pendant qu’elle soulevait les pierres pour dénicher les ormeaux. Elle prétend même qu’un dauphin l’a accompagnée au début, pour lui montrer les cachettes des précieux coquillages. Puis, quand elle a décidé de pêcher avec les autres, elle ne l’a plus jamais revu.

La tempête s’est installée durablement. Le vent souffle sans faiblir de l’est, apporte les nuages, les écarte, les reprend, d’autres se lèvent au-dessus de l’horizon. Les femmes de la mer se sont mises en repos en attendant l’embellie. À la radio, on parle d’un ouragan, un monstre qui peut avaler la terre et les îles. J’ai rêvé que c’était la fin du monde. Tout disparaîtrait, il ne resterait que ma mère et moi, nous flotterions sur un radeau de bois, une grande porte arrachée quelque part, à la recherche d’une île nouvelle. Dans mon rêve, ce ne serait pas cette île noire où nous vivons, mais une plage de sable blanc bordée de cocos, où le ciel serait doux et sans nuages. Mais bien sûr un tel endroit n’existe pas.

Il paraît que Monsieur Philip Kyo a quitté Happy Day, je ne l’ai pas revu. Il est passé pour me dire au revoir, il a juste laissé une lettre, où il dit qu’il me souhaite bonne chance dans ma vie. J’ai lu la lettre et je l’ai mise en boulette et je l’ai jetée. Que signifient les mots quand on ne se reverra jamais ? Je hais les politesses et les bonnes manières. Je hais les discours politiques et les leçons de morale. À l’église, le pasteur David a lu l’histoire de Jonas, sans doute a-t-il pensé que c’était bien le moment, avec l’ouragan qui s’approche. Même si je n’y crois plus, j’ai bien aimé certains passages, portés par sa belle voix grave :

Dans ma détresse j’ai invoqué l’Éternel et il m’a exaucé. Depuis le séjour des morts j’ai crié et tu as entendu ma voix. Tu m’as jeté dans l’abîme, au sein de la mer, et les courants marins m’ont entouré. Toutes les vagues ont passé sur moi.

Quand le jour est installé, je m’habille lentement pour la plongée. J’enlève mon jean et mon pull, mes sneakers, je range tout proprement dans un coin à peu près sec, sous un pan de rocher, et je pose un caillou par-dessus pour que le vent n’emporte rien. J’enfile la combinaison de caoutchouc noir, elle balle un peu aux épaules et sur le ventre, mais je suis plus grande que maman, les bras et les jambes s’appliquent bien à ma peau. Tout de suite je sens la chaleur de mon sang qui circule à l’intérieur de la combinaison, ça me donne l’énergie pour continuer. J’attache la ceinture de plomb. Les chaussures de maman sont trop petites, je préfère rester pieds nus, même si les rochers au bord de l’eau sont coupants. Je mets le masque sur mon visage. Pas besoin de bonnet. De toute façon, j’ai trop de cheveux, et j’aime bien l’idée qu’ils flottent autour de moi comme des algues.

J’entre dans la mer, et tout de suite je suis prise par les vagues. Mes pieds décollent des rochers gluants, je glisse à la surface de l’eau, dans la direction du soleil levant. Je sens une onde de bonheur, je vais partir, je vais au bout du monde. Je vais rejoindre la femme dont parlait Monsieur Kyo, je suis sûre qu’elle m’attend, qu’elle me reconnaîtra. Les vagues sont lentes et puissantes, je dois plonger pour franchir l’endroit où elles se cassent contre la falaise. Mais la mer est légère, infusée d’étoiles, elle coule et m’emporte dans un courant violent, elle lisse mon corps noir, elle lisse mon visage et mes cheveux, elle m’entoure de sa présence amie. Elle n’est pas douce, elle est amère et âcre, elle ouvre et ferme ses vallées sombres, les secrets, les douleurs. Je voudrais voir enfin la jeune fille de mon rêve, si grosse, si blanche, couchée au fond sur un tapis d’algues, sentir sur moi son regard transparent, son regard d’eau bleue. Les nuages de pluie passent au ras de la mer, jetant des poignées de gouttes, je renverse le visage et j’ouvre la bouche pour boire l’eau douce, je flotte un instant, je suis un morceau de bois ballotté par les vagues. La ceinture de plomb me tire vers la profondeur, je descends lentement vers les fonds d’herbes qu’agite le vent sous-marin. La lumière du soleil emplit peu à peu la mer, éclaire des objets brillants comme l’or, des roches blanches, des coraux. Je tourne sur moi-même, les bras en croix, je vole sous le ciel cassé de la surface de la mer.

Une ombre passe, une ombre pâle, et mon cœur tressaille de joie car j’ai reconnu le dauphin dont parlent les femmes de la mer, le dauphin de Kando. C’est le même qui a accueilli ma mère il y a très longtemps, quand elle est arrivée dans cette île. Il s’approche, il glisse et pivote et tournoie, son œil me regarde, une bille brillante au centre de ses paupières froissées. Malgré moi je sens du plaisir parce que d’un seul coup j’ai la réponse à la question que j’ai posée à la vieille Kando : noire est la couleur de son œil. Le dauphin passe juste derrière moi. Il s’arrête, il nage sur place, son museau tourné vers le ciel. Son corps est à l’oblique, à la lumière. Il m’attend. Il veut me montrer, à moi aussi, la cachette des ormeaux au milieu des pierres. Quand je remonte à la surface pour respirer, il est là, à côté de moi, il jette son souffle pressé, et moi, je crie, je lance mon nom dans la langue des femmes de la mer, dans la langue des dauphins, eeeaarh-yaaarh ! je n’aurai jamais d’autre nom maintenant. Le jour est tout à fait levé, les rideaux de pluie se sont écartés sous le soleil, l’écume brille le long de la côte, l’île est lointaine, pareille à un grand navire noir, je sais que je n’y retournerai pas, je sais que je ne reverrai plus jamais tous ces gens, ces minuscules êtres du village, de l’école, des cafés, ces gens faibles, ces bêtes au corps mou qui s’accouplent dans les arrière-boutiques, je regrette ma mère, mais je dois partir, elle comprendra, elle ne cessera pas de m’aimer.