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Je m’en vais loin, profond, je vais retrouver la jeune fille étendue au fond de l’eau, je vais retrouver ses yeux ouverts, je vais rejoindre toutes celles qui ont disparu, toutes celles qui ont été abandonnées. Je vais plonger, j’ai fermé ma respiration, je descends lentement entraînée par le poids de ma ceinture, je vois les fonds multicolores, les algues vertes, brunes, rouges, longs rubans qui ondulent, les étoiles de mer qui luisent dans le sable noir, les poissons zébrés, les calmars transparents. Je vais m’endormir pour toujours, les yeux ouverts sur la mort. Je vais changer, je vais devenir une noyée, une autre, Philip Kyo le veut, il m’a donné son passé, il a rempli mon cœur de désir et d’amertume, il s’est libéré en moi, il m’a remplie de sa destinée. Et je descends vers le fond, la tête renversée, dans la lumière blanche du jour, dans le silence plein de murmures. J’ouvre mes bras en croix, j’ouvre mes paumes, je glisse à l’envers. Et je sens une peau contre moi, une peau tendre et grise, tiède, familière, qui m’enveloppe et me porte en elle, une peau très douce, très puissante, un corps lisse qui m’embrasse et me conduit vers le jour, vers la lumière du soleil, et lorsque je sors de la mer, j’entends son cri, rauque, aigu, le cri de ma mère, et à mon tour je renverse la tête et je pousse un cri, j’ouvre ma gorge, je vomis l’eau de mer et je crie mon nom, mon seul nom. Eeeaarh-yaaarh !

« Mon ami s’en va. » Elle ne crie pas, elle ne fait pas de scène. Elle est simplement assise par terre, dans l’arrière-boutique ou nous avons fait l’amour.

C’est le soir. Les autres nuits, tout commençait autour de cette heure, quand le ciel est encore clair et que l’ombre sort des abris et se répand dans les maisons. Je n’ai pas eu besoin de lui expliquer, elle est déjà au courant. C’est l’avantage d’être sur une île, tout se sait très vite.

Elle n’a pas allumé ses bougies parfumées. Juste l’ampoule électrique nue qui pend au bout de son fil, où les papillons de nuit se cognent et se brûlent. Nous ne nous parlons pas. Qu’est-ce que nous pourrions dire ? D’ailleurs, nous n’avons jamais vraiment parlé. Juste des petits mots, des mots pour rire, des mots sucrés pour se caresser, des mots pour explorer nos vices peut-être. Ou bien des petits cris, des petits grognements, des souffles et des coups de langue. C’est comme si elle n’avait pas de nom. Puisque nous n’avons pas de nom l’un pour l’autre, est-ce que ça veut dire que nous n’existions pas ? La fille de Hué n’avait pas de nom, elle non plus. Les soldats qui la violaient n’étaient pas des hommes, juste des machines de guerre. Je regarde cette femme, assise sur ses talons dans la petite pièce encombrée de cartons, il me semble que je suis trente ans en arrière, sur le seuil de cette pièce sombre où se préparait un crime.

Je ne peux pas m’asseoir avec elle. Je ne peux pas faire autre chose que rester debout, à la regarder, et elle ne me regarde pas, elle a tourné la tête vers le mur. La vie est amère. La vie n’a pas de générosité, sauf parfois, par miracle, quand tu rencontres quelqu’un que tu n’étais pas préparé à rencontrer, un ange, une messagère du paradis, une familiarité avec Dieu.

Elle, ici, dans son antre de pharmacienne, avec ses bocaux et ses shampooings, elle n’est messagère pour rien ni pour personne, elle ne connaît pas le paradis. Elle n’a jamais nagé en pleine mer pour rencontrer un dauphin, elle n’a jamais traversé le bras de mer à la nage. Elle est une femme comme toutes les femmes, ni meilleure ni pire. Elle est un corps, j’ai bien aimé sa peau, l’odeur de sa peau, quelque chose d’âcre et de pressant, quand le désir montait en elle, que j’écoutais sa respiration devenir rapide, le feulement dans sa gorge, les coups de son cœur dans les artères de son cou, la sueur qui nous collait l’un à l’autre et faisait un bruit de succion au moment où nous nous séparions. Puisque je dois partir, je m’arrache à son corps, je me retire, et je sens le vide qui envahit la petite chambre, le vide, le froid, mais toute autre sensation ne peut être qu’illusoire. Rien n’empêche la mort, le crime, la solitude. Je m’en vais.

Elle s’est nouée à ma jambe gauche. Je suis debout, à demi tourné vers la porte, et elle a embrassé ma jambe, un geste d’enfant qui m’immobilise un instant. Elle ne parle pas. Je vois sa chevelure noire ou brillent des fils d’argent, ses épaules, ses jambes sur le côté, un peu épaisses, mais aux genoux bien arrondis. Je me penche en avant, je dénoue ses mains, doigt par doigt, comme on déferait une corde. Je lui parle doucement, mais je n’explique rien, inutile, puisqu’elle sait ce que je suis venu lui dire. C’est la fin de ma vie ici, de notre vie la nuit dans sa boutique, pour elle le temps continuera, sans moi, sans souvenirs, à quoi bon ? Elle appartient à l’île, elle est de ces pierres et de ces champs de patates douces, elle est de ce peuple de pêcheuses d’ormeaux, même les cormorans ont plus d’importance pour elle. Ses mains glissent en arrière, elle s’est assise, elle tourne le dos à la porte quand je sors de la chambre et que j’entre dans la nuit noire.

Du pont du ferry je regarde le rivage de l’île qui s’éloigne. La nuit tombe déjà, la nuit d’hiver, entre tempête et calme ennui. Quand suis-je arrivé sur l’île ? Il y a trente ans, tout était différent. Je croyais renaître. Mais rien n’a pu être sauvé.

Le patron du Happy Day ne m’a guère laissé le choix : « Partez maintenant, ou bien la police s’occupera de vous. » Il paraît qu’ici on met en prison les adultères. Mais je comprends bien que ce n’est pas la raison de mon expulsion. Peu à peu les pièces se sont mises en place. Je n’y ai pas pris garde, mais le passé est remonté à la surface, personne n’avait oublié. Le procès en cour martiale, la prison, l’errance. Mary, et puis maintenant June, l’enfant pervertie. Il paraît que je suis maudit.

J’ai voulu revoir June avant mon départ. J’ai appris par les femmes de la mer qui vendent leurs coquillages au restaurant de l’hôtel que la petite a failli se noyer. Elle a été sauvée de justesse par les pêcheuses, alertées par la mère de June. Quand elles l’ont tirée sur le rivage, elle avait cessé de respirer, mais la mère de June a fait les gestes nécessaires, elle a soufflé dans sa bouche, et June est revenue à la vie.

Quand je me suis présenté chez elle, j’ai trouvé porte close. J’ai frappé, et au bout d’un moment la voix de la mère de June a répondu à travers la porte : « Partez. Monsieur, partez s’il vous plaît. » Je n’ai pas insisté. Dans la rue, j’ai croisé ce drôle de type qui vit chez la mère de June, je ne sais pas son nom, il m’a regardé de ses yeux de chien de merde, puis il a fait un détour. La tempête, en passant sur l’île, m’a vidé de toute ma rancœur. Je me sens léger. En préparant mon sac, je me suis même surpris à siffloter. Un air que Mary chantait, du temps où elle faisait sa tournée des bars à Bangkok.

J’ai écrit une lettre à June, sur un cahier d’écolier. Je voulais lui dire tout ce qu’elle m’a donné, tout ce qu’elle m’a appris. Je voulais lui dire aussi que l’amertume est un don précieux, qui donne du goût à la vie. Mais je n’étais pas sûr qu’elle comprenne, et d’ailleurs je ne voyais pas comment je pouvais lui faire parvenir le cahier, je l’ai gardé avec moi. Un jour peut-être je trouverai le moyen de le lui donner. Dans un autre lieu. Dans une autre vie.