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Je n’ai salué personne. J’ai réglé ma note à l’hôtel, le proprio a empoché les billets après les avoir comptés avec la dextérité d’un joueur de poker. Puis il a fermé la porte de son appartement, et il est retourné regarder son match de base-ball à la télé.

« Oh happy days, oh happy days… » je crois que c’est ce que j’ai chantonné dans ma tête en marchant sous le crachin vers le môle. Contre toute vraisemblance, j’ai imaginé un instant que June m’attendait sur l’embarcadère. J’ai cru reconnaître sa silhouette parmi les passagers qui faisaient la queue devant la coupée. Mais quand je me suis approché, j’ai vu, au lieu d’une enfant aux cheveux dénoués, une petite vieille rougeaude et grassouillette qui m’a souri de sa bouche édentée.

Je pars sans regret. Je n’emporte pas ma canne ni mon attirail de pêcheur du dimanche. Je n’en aurai plus besoin. Je n’aurai plus jamais à tromper l’ennui du monde, je suis libre. Sans doute plus très jeune, plus très vaillant, mais prêt à prendre une place, n’importe quelle place. Tout est dans le jeu des déplacements. Tu bouges un caillou, l’adversaire propose un brin d’algue, une plume de cormoran, une écaille d’huître. Et tu as trouvé d’un coup, d’un seul, la pierre noire, lisse, nue, lourde, qui te donne la victoire.

Je suis convalescente. C’est du moins ce qu’a dit le docteur, après avoir constaté que ma fièvre était tombée. Trente-huit deux ce matin. Les douleurs dans ma tête s’estompent, et le goût âcre dans ma bouche devient plus familier. Un peu le goût du café noir, que je réclame, et ma mère n’a plus d’objection. Il paraît que je suis grande maintenant. Les saignements ont repris, ma mère en a été bien soulagée. J’imagine qu’un instant elle a cru que j’attendais un bébé. C’est qu’elle s’y connaît, elle qui est tombée enceinte de moi quand elle avait dix-huit ans ! Le connard est enfin parti, ma mère l’a chassé, quand les femmes de la mer m’ont portée sur leur brouette à moteur jusqu’à la porte de chez nous. Il paraît qu’il s’est approché pendant qu’on me déshabillait, et que j’étais furieuse, je criais qu’il était un pervers et un pédophile. Nous avons vécu sans nous quitter, maman et moi, tous les jours qui ont suivi ma noyade. Elle sortait un peu pour acheter à manger, du poisson séché, des boîtes de corned-beef. Avec la tempête, on ne trouve plus ce qu’on veut dans les magasins. Il y a même des choses qui manquent complètement, par exemple le dentifrice. Mais ça n’est pas grave, on se lave très bien les dents avec du bicarbonate de soude.

On s’est parlé, tous les jours. On s’est parlé comme on ne l’avait pas fait depuis mon enfance. Maman est très belle, pas brune et frisée comme moi, elle est très blanche, avec des cheveux lisses mêlés de fils d’argent. Elle me demande de lui arracher ses cheveux blancs, mais moi je refuse, je voudrais que rien d’elle ne se perde, que rien d’elle ne change.

C’est la première fois qu’elle me parle vraiment de mon père. « Il était grand et fort comme toi », dit-elle. Elle n’a jamais dit son nom. Elle rit un peu, elle prétend qu’elle l’a oublié.

« Pourquoi est-il parti ? Pourquoi t’a-t-il laissée ? »

Elle a hésité sur la réponse. Enfin : « Les hommes sont comme ça. Ils s’en vont. Ils ne restent pas. »

Je m’énerve un peu. Je me redresse, je crie : « Ça n’est pas vrai ! Tu ne veux pas me l’avouer, il n’est pas parti sans rien dire ! »

Maman cherche avant tout à me calmer. « Bien sûr qu’il y a des raisons, nous n’étions pas mariés, quand je lui ai dit que je t’attendais, je voulais qu’on se marie tout de suite, il m’a répondu qu’il ne pouvait pas, que ce n’était pas le moment. J’étais naïve, j’ai cru qu’il disait la vérité. Lui, il a fait une demande pour être muté, il a quitté la base, mais je ne savais rien. Un jour, j’ai téléphoné, on m’a dit qu’il était parti. » Maman rit, un rire un peu grinçant. Avec le temps, tout devient comique. « J’ai demandé où il était, mais on n’a pas voulu me donner d’adresse, il paraît que c’est un secret pour les militaires. Il était parti sans laisser d’adresse. On m’a conseillé d’écrire, que l’armée ferait suivre. J’ai envoyé beaucoup de lettres. J’ai même envoyé ta photo quand tu es née, il n’a jamais répondu. Peut-être qu’il est mort, mais même ça les militaires n’ont pas le droit de le faire savoir. »

J’écoute son histoire, ça me fait un peu trembler. Monsieur Kyo lui aussi est parti sans laisser d’adresse. Maintenant je comprends ce que ma mère a vécu, à quel point elle m’a aimée pour accepter de me garder, quand toute sa famille lui disait de me donner à l’orphelinat, de m’oublier pour trouver un vrai mari et fonder une vraie famille.

« Pardon, maman », ai-je murmuré. Elle me serre dans ses bras, elle met son visage dans ma tignasse, encore plus frisée que d’habitude à cause de toute l’eau de mer qu’elle a avalée. Je veux la regarder dans les yeux, mais elle me serre encore plus fort, pour que je ne la voie pas grimacer.

« Pourquoi… » Elle n’arrive pas à parler. « Je ne voudrais pas que tu meures, je t’aime trop. » Elle dit ça en parlant dans mes cheveux, et ça me donne envie de rire, parce qu’elle ne l’a jamais fait. Au contraire, jusqu’à maintenant, elle disait que j’avais trop de cheveux, que je devais les passer au lissant, pour ne pas ressembler à mon père. « Je ne voulais pas mourir », ai-je dit. C’est vrai, je ne le voulais pas. « Je voulais simplement partir loin dans la mer, traverser jusque de l’autre côté de l’océan, jusqu’en Amérique. » Je ne peux pas lui parler du goût de la profondeur, de la couleur, de l’odeur, des vallées profondes, des étoiles à la surface quand on renverse la tête en arrière. D’ailleurs elle connaît bien tout cela, elle est une femme de la mer, et c’est pour lui ressembler que je suis entrée dans l’eau. Je ne peux pas lui raconter la grosse fille aux yeux troubles qui dort sur son lit d’algues, au fond de la mer. Je sais que les grands n’y croient pas. Même Monsieur Kyo n’y a pas cru, c’est pourquoi il m’a abandonnée. Pourtant c’est lui qui m’a donné la vérité, elle était trop lourde pour lui tout seul, alors une nuit dans la tente il m’a donné son esprit, la méchanceté de son cœur, et à présent il danse sur les routes, il séduit les bonnes femmes et les couche sur le sol des arrière-boutiques, il n’a plus envie de mourir, il est libre. Mais je ne veux plus penser à tout cela, je suis vieille maintenant, je dois me prendre en charge. Je serre un peu plus maman dans mes bras, et tout contre son oreille, je dis : « J’ai rencontré le grand dauphin gris. » Maman doit pouvoir me croire, parce qu’elle a été approchée une fois par ce merveilleux animal. « Il était avec moi tout le temps quand j’étais dans l’eau, c’est lui qui m’a aidée. » Le silence de maman me dit qu’elle a cessé de pleurer. Je n’aime pas beaucoup les grands qui s’apitoient sur eux-mêmes, ça me donnerait la nausée. « C’est lui qui m’a sauvée. » J’ai prononcé ces mots plus fort, car il n’y a pas à discuter. Je sais ce qu’elle a envie de dire, non non, tu te trompes ma chérie, il n’y a pas de dauphin gris, c’est une légende, ce sont les femmes de la mer qui ont plongé et qui t’ont sortie de l’eau. Maman croit sans doute que je suis devenue folle, il ne faut pas contrarier les fous, il ne faut pas les réveiller de leur rêve fou. Il faut les laisser continuer, doucement, et puis les reprendre, comme des feuilles mortes qui courent le long d’un ruisseau.

Mais moi je sais ce que j’ai vu. Je sais que j’ai touché cette peau de velours douce et tiède, et le dauphin m’a prise sur ses épaules, comme il l’aurait fait de son enfant, et il m’a guidée jusqu’à la surface de la mer, et il a crié avec moi. Ça je ne pourrai jamais l’oublier. Maman est toute petite et humble dans mes bras, à présent c’est moi qui la berce. « C’est fini, jamais plus je n’irai dans la mer, c’est fini. » Je lui murmure cela très doucement, comme on parlerait à une enfant. Je sais ce que cela signifie : je dois lutter contre la bouche des profondeurs, je dois me contenter de l’amertume des jours sur la terre. Je dois oublier la fille du fond de l’eau, ses yeux pâles, son corps qui ondule. La mer est le lieu des poissons. La mer est pourvoyeuse de coquillages et de calmars, d’ormeaux et d’algues. C’est Dieu qui nous donne le droit d’y puiser notre nourriture. Je me souviens du vieux Jonas, dans la légende que lisait le pasteur David, il a connu les abîmes, les barres qui ferment les portes de la terre, et puis il est revenu de sa sépulture. Pour cela j’ai le devoir de m’occuper de ma mère jusqu’à la fin de ses jours. À mon tour je la serre dans mes bras, je cache mon visage dans ses longs cheveux fins. Je sens son corps maigre, fragile, un corps d’homme plutôt que de femme. Un corps d’adolescent. Je pense qu’elle m’a portée enfermée dans ce ventre étroit, qu’elle m’a nourrie avec ces seins maigrichons.