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« Vous n’aurez plus besoin de retourner dans la mer », lui dis-je. Maman se raidit un peu, alors je la serre davantage, et tout près de son oreille je lui répète : « Plus jamais vous n’irez dans la mer, je resterai avec vous, et je prendrai soin de vous quand vous serez vieille. » Et le sarcasme m’est revenu, avec ce goût du café noir que j’aime tant, et j’abandonne le ton respectueux que j’ai en général avec elle : « Même quand tu mouilleras ton lit et qu’il faudra te mettre des couches, même quand il faudra te nourrir à la becquée comme un bébé. » Ses épaules se secouent un peu, je crois que j’ai réussi à la faire rire.

C’est comme cela que nous sommes parties. Au matin, dans la pluie et le vent. Il paraît que c’était ce même genre de pluie quand maman est arrivée la première fois dans l’île, avec moi bébé attachée dans une couverture sur son dos.

Les camions-citernes, les autos, les motos montent à l’assaut du ferry, en faisant claquer les planches pourries de la rampe d’accès. Le moteur gronde, les tôles du navire vibrent. Maman et moi, nous nous sommes assises par terre dans la salle des passagers, en compagnie d’une poignée d’îliens mal réveillés, et de quelques touristes détrempés. Il fait chaud dans la salle, la buée couvre les hublots. Il y a une drôle d’odeur de mazout et de nourriture qui soulève le cœur. Quand le navire s’ébranle, tourne sur lui-même pour faire face au large, je ne bouge pas. Je n’ai pas envie de regarder l’île noire qui s’en va. Je sais que je ne la reverrai jamais.

UNE FEMME SANS IDENTITÉ

J’ai tressailli devant la mer.

Je m’en souviens, Takoradi, la grande plage blanche, les vagues qui déferlent lentement, le bruit de la mer, l’odeur de la mer. Bibi et moi, nos chapeaux de paille qui font une ombre sur nos visages, et l’écume aveuglante au soleil.

J’ai peur. J’ai dit ça à celle que je croyais être ma mère, elle s’est un peu moquée de moi. Tu as peur de tout. Ce n’est pas vrai, je n’avais pas peur de tout. J’avais peur du noir, j’avais peur des bruits dans la nuit, des formes qui venaient dans la nuit. Je dormais seule dans un petit vestibule, près de l’escalier. J’avais un matelas posé à même le sol.

Je n’avais pas vraiment peur. C’était la solitude, plutôt, une impression de très grande solitude. Mes parents vivaient à l’étage. Mon père s’était remarié juste avant qu’on ne s’installe dans cette maison près de la mer. Je n’en ai pas un souvenir précis, mais elle devait attendre un enfant. Bibi était dans son ventre, quand elle est née j’ai eu mes cinq ans.

Sur la plage de Takoradi, mon père et sa femme, avec Bibi dans son ventre, et moi. Nous étions quelques points sur une étendue immense de sable blanc, avec les cocos qui se penchaient, et la mer verte. Moi je n’ai rien gardé d’autre que ce tressaillement au centre de mon corps, près de mon cœur. Quelque chose qui bougeait, qui tremblait, comme un nerf.

À huit ans, j’ai appris que je n’avais pas de maman. À cette époque-là, nous vivions dans une grande villa près de la mer. La vie était facile. Mon père gagnait beaucoup d’argent en achetant et en revendant des voitures. Nous étions bien habillés, nous avions des chaussures de marque, des sacs, des jouets. La mère de Bibi ne travaillait pas, mais elle était relais dans la distribution de parfums et de crèmes de beauté, elle était une femme-Aveda comme on disait alors, mon père se moquait en disant Avida. Je ne l’appelais plus maman depuis quelque temps déjà, par instinct, ou bien c’est elle qui m’avait fait comprendre qu’elle n’y tenait pas. Comment je l’appelais ? Je disais : « elle », tout simplement, ou bien la plupart du temps : « Madame Badou ». Après tout, c’était son nom.

Nous allions Bibi et moi à l’école des religieuses de la Nativité, un chauffeur nous déposait chaque matin, avec une des voitures neuves, une Mercedes, une Audi, ou la Chrysler tout terrain. À l’école, il y avait plein de fils et de filles de gens riches, de ministres africains, d’ambassadeurs du Liban ou des États-Unis. Tout ça aurait pu durer longtemps. La seule ombre au tableau, c’étaient les disputes des parents. Bibi était trop petite pour s’en rendre compte, mais moi, au début, ça me faisait peur. Quand les cris commençaient, mes orteils se ratatinaient dans mes savates, je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre. Après, j’ai appris à mettre la sono au maximum, du rock, du jazz, ou bien les morceaux de Fela. Je me réfugiais dans la chambre de Bibi. Normalement je n’avais pas le droit de passer la nuit avec Bibi, mais quand les cris commençaient, je savais que personne ne viendrait me chercher. « Pourquoi ils crient ? » demandait Bibi. Je lui répondais : « Ils aboient. » J’avais trouvé ça pour être drôle, mais Bibi ne comprenait pas la plaisanterie. « Pourquoi papa et maman aboient ? — Parce qu’ils deviennent des chiens ! » C’est vrai qu’ils aboyaient comme des chiens qui se battent, la voix grave de papa, et la voix aiguë et rapide de sa femme. Je ne savais pas vraiment pourquoi ils se battaient, je crois que c’est parce que papa avait une autre femme en ville, c’était ça qui rendait sa femme furieuse. Je disais à Bibi : « T’en fais pas, ce sont pas des chiens, ils se disputent, c’est tout. » Quelquefois des objets s’envolaient, des assiettes qui passaient par la fenêtre et atterrissaient dans le jardin, des verres cassés, des bibelots. Quand c’était fini, j’aidais la bonne à ramasser les débris. J’avais honte. Certains objets étaient juste fêlés, ou ébréchés, je les lui donnais en disant : « Tiens Salma, garde-les. De toute façon ils n’en veulent plus ! » Très tôt je crois que j’ai eu un bon sens de l’humour, de cela je les remercie.

Par la suite j’ai appris à mettre à l’abri les choses fragiles, les jolis vases chinois, les assiettes à dessert ornées de houx, les verres à pied et les bibelots. J’ai appris aussi à ranger les couteaux et les ciseaux. Dès que la dispute commençait, et que je me rendais compte que ça allait mal tourner, et ça tournait presque toujours mal, je fermais à clef le bahut où étaient les couteaux pointus, et j’allais cacher les ciseaux dans la chambre de ma sœur, sous son matelas, parce que j’étais sûre qu’ils n’iraient jamais les chercher là. Salma se moquait de moi : « Laisse, ils ne vont pas se tuer ! »