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Une fois pourtant, je n’ai pas été assez rapide. C’était un dimanche, il faisait très chaud, un orage tournoyait au-dessus de la mer. J’étais dans le jardin, je me balançais dans le hamac en jouant avec Zaza, la petite chienne de Madame Badou. J’ai entendu les cris à l’étage, et quand j’ai ouvert la porte, Madame Badou venait juste de planter les ciseaux dans la poitrine de papa, le sang inondait sa chemise blanche. Elle était en proie à une crise nerveuse, elle criait et elle gesticulait, debout devant son mari qui restait immobile, les bras écartés, avec les ciseaux bien droits dans sa poitrine. Il répétait d’une voix tragique, un peu ridicule, mais sur le moment ça ne m’a pas fait rire : « Tu m’as tué. Esther, tu m’as tué ! » Bien sûr, il n’est pas mort. Je l’ai fait asseoir dans un fauteuil, et là, sans aide, j’ai enlevé les ciseaux. La pointe s’était fichée dans la quatrième côte, ça saignait beaucoup mais ça n’était pas grave. Le docteur Kijmann est venu, a fait deux points de suture. La version de papa, c’était qu’il avait trébuché et qu’il était tombé sur la table où les ciseaux attendaient un travail de couture. Le docteur Kijmann n’a pas commenté, il a seulement dit à Madame Badou : « La prochaine fois, faites attention, ç’aurait pu être sérieux. » Il devait bien se douter de quelque chose. La plupart du temps, c’était lui qui s’occupait des contusions de Madame Badou. On tombait beaucoup, dans cette maison.

Quand je pense à cette période, c’est comme s’il y avait eu un avant et un après. Avant, j’étais une enfant, je ne savais rien de la vie, je ne connaissais pas la méchanceté des grands. Après, j’ai été une adulte, je suis devenue méchante moi aussi.

J’essaie de me souvenir du temps d’avant. C’est dans le genre d’un rêve, trouble, lancinant, qui me serre le cœur et me donne mal à la tête. C’est très beau et très doux. Les après-midi avec ma sœur Abigaïl. Nous sommes dans le jardin, nous jouons avec les animaux. Nous escaladons les arbres pour voir par-dessus le mur, les chauves-souris qui pendent des branches en grappes de fruits velus. J’aime bien Abigaïl, je ne l’appelle que Bibi, elle est ma poupée, je m’amuse à tresser ses jolis cheveux blonds. Un jour, à la piscine, elle a failli se noyer, et je l’ai tirée de l’eau en l’attrapant par ses cheveux. Quand je l’ai sortie de l’eau, elle battait des bras et elle n’arrivait pas à reprendre son souffle, alors j’ai soufflé dans sa bouche. J’ai crié : « Bibi, je ne veux pas que tu mourres ! » Elle s’est réveillée et elle a toussé. Mais longtemps après, Madame Badou se moquait de moi, parce que j’avais dit « mourres ».

Je me souviens aussi d’un pique-nique dans la forêt. C’est loin, nous avons roulé toute la journée dans le pick-up de papa. Bibi et moi assises sur la plate-forme avec la chienne Zaza, et Madame Badou avec papa. Elle est encore jeune, en short, elle a de jolies jambes bien bronzées qui brillent au soleil. Nous nous sommes baignés dans la cascade, à l’ombre des arbres géants, avec les libellules rouges qui planent au-dessus de la rivière. J’entends le rire de Bibi, quand je l’éclabousse, c’est mon rire aussi.

Tout s’est passé en quelques instants. Le temps pour moi s’est arrêté sur ce jour, sur ce moment. J’ai toujours pensé que ça devait être ainsi quand on meurt. On dit parfois que la mort est le seul moment qu’on ne peut pas vivre. Je ne sais pas si c’est vrai, mais cet instant-là, je l’ai vécu et je continue à le revivre, même si ce n’est pas tout à fait la mort. J’en connais chaque détail.

Notre maison est sur deux niveaux, avec en bas la cuisine, la réserve, le garage qui sert d’entrepôt pour les cartons de marchandises, et un appentis qui sert de chambre pour la bonne Salma. En haut, ce sont les chambres, celle de Monsieur et Madame Badou, la salle à manger, et de l’autre côté la chambre de Bibi, et mon coin près de l’escalier. Nous avons deux salles de bains, une en haut carrelée avec un tub et deux lavabos, et en bas la salle de douche en ciment, où se trouve la machine à laver. Le jardinier Yao habite au fond du jardin dans une cabane, c’est lui qui allume des feux chaque soir pour brûler les feuilles mortes et les ordures ménagères. Il y a aussi une cage avec des perruches, Yao parle avec elles, il parle aussi à son chien, un grand pelé toujours attaché à une chaîne, Madame Badou doit avoir peur qu’il bouffe sa Zaza. Il y a aussi un singe, lui aussi attaché à une chaîne au travers du corps, qui passe son temps dans un arbre. Le singe, je m’en souviens bien parce que c’était toujours un sujet de blagues à cause de son pénis, long rouge et pointu comme une carotte. Nous ne nous en approchions pas, parce qu’il était méchant et papa disait qu’il pouvait nous communiquer la rage.

Yao, nous en avions un peu peur, mais nous l’aimions bien quand même. Il était très grand, très laid, avec son visage mangé par les trous. Sa cahute au fond du jardin lui servait de lieu de rendez-vous pour toutes les femmes qu’il trouvait dans les bars de la ville, c’est du moins ce que Monsieur Badou racontait. Elles restaient une nuit avec lui, et le lendemain on entendait la femme l’insulter et le maudire, parce qu’il n’était rien qu’un ivrogne et un menteur, mais la nuit suivante une autre femme l’avait remplacée. Pour moi et pour Bibi, et à vrai dire pour tout le monde, Yao c’était une légende vivante, nous pouvions parler des heures de toutes ses femmes, et comment il les séduisait. J’avais fini par comprendre que tout était de la magie, il avait un juju, voilà tout. Mais malheureusement nous n’avons jamais su son secret, ç’aurait pu nous être utile dans notre vie future.

Je descendais tôt au jardin, dès que l’aube éclaircissait les arbres. Je n’ai jamais aimé traîner au lit. Bibi peut dormir jusqu’à midi. Même si le soleil entre dans sa chambre, elle s’enroule dans le drap sans se réveiller, pour cacher ses yeux.

Moi je m’asseyais dans le jardin, à l’ombre du manguier, je rêvassais en regardant les fourmis courir entre les racines. Ou bien je dessinais dans un cahier, les plantes, les fleurs, les graines, je collais en face de chaque dessin le spécimen. Papa m’avait donné du formol pour enduire les feuilles, je les enfermais ensuite dans un petit sachet en plastique, de ceux qui servent pour mettre les sandwiches, l’odeur était âcre, les enfants de l’école se moquaient de moi, mais c’est une odeur que j’ai appris à aimer. C’était un peu l’odeur de la mort, c’était l’odeur de ce temps-là.

Ils parlent. J’entends leurs voix par la fenêtre de leur chambre, volets encore fermés. J’ai un sixième sens pour les disputes, je les sens venir, je tends l’oreille pour deviner ce qui va suivre, pour comprendre d’où vient le danger. J’ai pensé aux assiettes, sûrement, et aux ciseaux dans le tiroir de la commode, au coupe-papier sur le bureau de papa. Je tends l’oreille, mais les voix ne sont pas trop aiguës, le ton pas oppressé, elles parlent vite puis elles s’interrompent, et entre les mots s’étend le silence peuplé de tous les bruits ordinaires, bruits des voitures dans la rue, sirène de la police, grondements des bus à échappement libre. Le jardin est complètement silencieux, parce que les voix ont fait taire les oiseaux.

À part les voix, tout dort à la maison. Je monte doucement l’escalier, à quatre pattes pour ne pas faire craquer les marches en bois. Je suis devant leur porte. Les voix se sont interrompues, j’essaye de deviner ce qui se passe de l’autre côté de la porte. Mon cœur bat chaque fois très vite et très fort, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit. J’ai peur de ce silence soudain. Est-ce qu’ils sont morts, ou bien est-ce qu’ils préparent un assaut, une bataille décisive pendant laquelle ils vont chercher à s’entretuer ? Je n’ai jamais aimé leur silence. Le silence, c’est le noir, le vide. Le silence, c’est la fin du monde. Je me rappelle, quand j’étais toute petite, grand-mère est morte. Je suis entrée dans sa chambre, sans rien dire à personne. Les volets étaient à moitié fermés, la lumière était grise, les draps étaient tirés sur le corps de grand-mère, jusqu’au menton, et son visage était gris aussi, les paupières fermées faisaient deux taches sombres, la bouche n’avait plus de lèvres, elles étaient rentrées sur les gencives, mais c’était le silence qui m’avait terrifiée, je suis restée sans bouger, tous les poils de mes bras étaient soulevés, et j’ai dû faire un effort pour m’arracher, et repartir.