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À partir de ce moment, j’ai décidé que je ne nommerais plus les parents. Ils seraient « lui » et « elle », ou bien, si je devais préciser, ils seraient Monsieur et Madame Badou. Lui, Derek, elle, Chenaz, parce qu’elle aimait ces prénoms depuis qu’elle les avait entendus, dans une telenovela brésilienne. J’ai décidé ça, je m’y suis tenue. Personne n’a rien remarqué, sauf Bibi, elle m’a dit une fois : « Pourquoi tu appelles maman Chenaz ? Elle ne s’appelle pas comme ça ? » J’ai eu un petit rire : « Tu ne peux pas comprendre, tu es trop petite. »

J’ai continué à vivre comme avant, quand je ne savais rien. La seule différence, c’était ce nœud au fond de mon corps, ce coin enfoncé dans mon cœur. Je n’ai pas pleuré, je n’ai plus ri. Parfois je faisais semblant d’être triste, ou d’être heureuse. Au temps des fêtes, j’aidais Madame Badou à préparer à manger, je lavais la vaisselle, et comme il y avait beaucoup d’invités ça faisait beaucoup de vaisselle. Je lavais tout ça automatiquement, sans penser à rien. À l’école, mes notes ont plongé. J’allais en classe, je restais assise sans bouger, je n’écoutais pas. Je ne rêvais pas non plus. J’étais juste un morceau de bois, une espèce de Pinocchio. Le brouhaha des voix des élèves, le bourdonnement des profs. J’étais devenue transparente, de la couleur des chaises et des tables, une chaise vide, une table inutilisée. Madame Badou me grondait : « Pourquoi tu ne fous rien en classe ? Tu crois qu’on te paye l’école pour que tu dormes ? » Je soutenais son regard. J’avais un petit sourire qui l’exaspérait, qui exaspérait tout le monde. Elle essayait de me lancer une baffe, mais j’avais appris à éviter. Autant mon esprit était immobile, figé comme une eau froide, autant mon corps était prompt à bouger. Personne ne me rattrapait à la course. En deux bonds, j’étais dans le jardin ou dans la rue. Je savais grimper en haut des arbres, j’étais un singe. J’étais prête à mordre comme une guenon. Madame Badou se lassait. Elle laissait tomber. Sa jolie bouche proférait des menaces, des injures : « Salope ! Espèce de pute, tu ne feras jamais rien de ta vie, tu vivras de ton cul ! » Je crois que j’avais neuf ans quand elle m’a dit ça pour la première fois. J’ai vite compris que ça n’avait aucune importance. En fin de compte elle avait plus besoin de moi que moi d’elle, pour s’occuper de Bibi, pour faire les courses, et beaucoup d’autres choses. Et Monsieur Badou, Derek de son prénom, n’aimait pas trop les scènes, il s’enfermait dans la chambre du haut et il buvait son whisky, ça devait lui boucher les deux oreilles.

Lorsque la ruine a frappé la famille Badou, je n’ai pas vraiment été étonnée. Ces gens ne faisaient attention à rien. Il n’y avait rien d’autre qui comptait pour eux que leurs disputes, leurs cris, leurs scènes, et puis leurs réconciliations, les pleurs, les pardons, les serments d’ivrogne. Moi je regardais tout ça d’un œil froid, j’avais l’impression d’être au zoo, chez les singes. Lui, papa Badou, un orang-outan, chauve sur le sommet du crâne, sa grosse tête, ses bras et ses jambes velus, sa bedaine. Elle, Esther alias Chenaz, quinze ans de moins que son mari, pendant longtemps elle a prétendu que j’étais sa petite sœur, ou sa cousine. Depuis que je savais qu’elle n’était pas ma mère, ça m’était égal qu’elle raconte des histoires pour avoir l’air jeune. J’ai cru qu’elle me détestait, puis un jour j’ai compris qu’elle était jalouse, parce que j’étais si jeune, que j’allais prendre sa place, la rendre vieille, la dominer de ma force et de mon intelligence. Elle était jalouse à cause de Bibi. J’avais beau être méchante avec elle, me moquer, la faire pleurer, Bibi m’adorait. J’étais son idole. Elle voulait tout faire comme moi, copier ma façon de parler, de marcher, de m’habiller, de me coiffer. J’avais les cheveux longs et raides, je faisais une natte épaisse qui descendait jusqu’au milieu du dos. Bibi, elle, avait des cheveux fins et frisés, presque blonds. Elle les mouillait pour les rendre plus lisses, elle essayait de les tresser mais évidemment ça ne tenait pas, la tresse se défaisait et le nœud de ruban pendouillait, accroché à une mèche pareil à quelque chose qui se serait pris dans une toile d’araignée. Je la tournais en dérision. Quand on revenait à pied de l’école, je faisais exprès de marcher trop vite pour la perdre. Ou bien je me cachais dans une porte, et je la regardais tourner en rond, sangloter. Ce n’est pas que ça m’amusait. C’était plutôt dans le genre d’une expérience scientifique. Je voulais voir ce que ça faisait à quelqu’un d’autre de se sentir abandonnée.

Et puis un jour il y a eu le déménagement. Ça ne m’a pas prise par surprise. Monsieur et Madame Badou se disputaient de plus en plus fort, et quand j’allais écouter à leur porte, j’entendais des bribes qui en disaient long : des « c’est fini, on ne s’en sortira pas », des « est-ce que tu as pensé à moi quand tu as fait tout ça ? », des « salopard, méchant, connard, tu as tout perdu, tu as tout pourri, tu n’as pensé qu’à toi, et ma fille, qu’est-ce qu’elle va devenir ? Et moi, est-ce que tu as pensé à moi ? » J’écoutais, le cœur battant, mais je ne peux pas dire que ça m’inquiétait. Même, dans le fond, ça me faisait plaisir, à la façon d’une dent malade qu’on agace. D’une plaie qu’on gratte pour raviver la douleur. Puisque je n’étais rien dans cette famille, puisqu’on m’avait trahie. Il suffisait de compter les points, un coup par ici, un autre là, l’adversaire titube, haha ! bientôt il va tomber, Monsieur Badou, et elle aussi, Chenaz, avec sa jolie gueule, ils vont tomber tous les deux. Bibi se doutait bien de quelque chose. Maintenant elle se collait à moi comme un petit chien effarouché. C’est moi qui ai fini par le lui dire : « Eh ben, les Badou, ils sont foutus ! » Elle n’était pas trop petite pour comprendre. Simplement, elle aussi, elle avait vécu dans un rêve, elle croyait que rien ne pourrait lui arriver, qu’elle aurait toujours sa chambre rose, ses oreillers de Bambi, ses poupées idiotes, et les petites enveloppes contenant des billets de banque chaque fois que la fée emportait une dent de lait (on ne parlait jamais de souris parce que Chenaz en avait horreur). Moi, depuis quelque temps, je dormais par terre, sur un tapis, pour m’entraîner.

Il a fallu faire l’inventaire. Les belles voitures avaient disparu depuis longtemps, il ne restait plus qu’une camionnette VW rouillée. La maison s’était remplie d’une foule de choses, tout ce qui provenait des magasins et du dépôt, des cartons de chaussures, des sacs à main, des coupons de tissu, des bouteilles d’alcool, des flacons d’eau de Cologne, des trousses de maquillage, des boîtes de biscuits Marie, des cartons de savonnettes, deux ou trois services en porcelaine, et même des ballons de foot dégonflés pliés en équerre. Toute cette camelote qui n’avait pas été saisie par les huissiers et que Monsieur Badou avait soustraite à la confiscation dans l’espoir fallacieux de recommencer la vie ailleurs ! Il y avait quelque chose de comique, je dois dire, à vivre dans ce bataclan, à enjamber les colis et les cartons pour aller aux W-C. C’était comme de vivre sur une plage au milieu des épaves. Ça rendait la ruine moins tragique.

Pendant des semaines, Bibi et moi avons joué à la marchande. De fait, les gens venaient du voisinage, ou bien des créanciers, pour se servir, et c’était moi que Monsieur Badou avait chargée de vendre. Je discutais les prix, je tenais tête, et je gardais l’argent en billets, en cedis ghanéens, en francs CFA ou même en dollars, enroulés dans des élastiques, que je cachais dans le lit de Bibi, et chaque soir nous faisions les comptes et nous apportions la recette à Monsieur Badou, très cérémonieusement, nous étions ses vraies vendeuses, ses trésorières. Bizarrement, maintenant que nous étions ruinés, tout allait mieux dans cette famille. Il n’y avait plus de disputes dans la chambre des parents, ni de pleurnicheries. Moi je dormais sous la moustiquaire avec Bibi, dans le même lit, comme autrefois quand elle était petite et qu’elle avait peur du noir.