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Avec ça, nous avions une crise par jour. C’était pour des raisons futiles, parce que je n’avais pas attendu Bibi pour sortir, ou bien au contraire parce que je refusais de l’accompagner quand elle allait au centre culturel. Qu’est-ce que j’en avais à faire de la culture ? Est-ce que nous avions quelque chose de commun avec leurs foutues pièces de théâtre, leurs éternelles discutes sur la politique, leurs plans bidon pour le futur ? Même leurs chanteurs de rap ou leur disco, nous n’y connaissions rien. Ils n’avaient jamais entendu parler de nos vrais chanteurs à nous, Fela Kuti, Femi, Fatoumata Diawara, Becca. Une fois j’ai fait écouter sur mon baladeur une chanson de Fatoumata, les guitares et le djembé, et sa voix qui plonge et se tortille et serpente, et la fille, je l’aimais bien parce qu’elle était métisse de Chinois ou quelque chose, tout ce qu’elle a trouvé à dire c’est : « Parce que tu aimes ça, toi ? » Oui j’aimais ça, mais qu’est-ce qu’elle pouvait y comprendre ?

Petit à petit, j’ai vu Bibi s’échapper. Ça s’est passé au cours des mois, des années. Après le lycée, au lieu de revenir à la maison, elle s’est mise à traîner dehors de plus en plus tard. Elle allait dans les bars, elle buvait du vin rouge et je sentais l’odeur dans sa bouche, et aussi la fumée des cigarettes dans ses cheveux. Elle travaillait certains soirs comme serveuse, elle n’avait pas dix-sept ans mais à cause de sa poitrine elle avait l’air plus âgée, quand moi je ressemblais à un ado maladif, hanches étroites et pas de seins, sauf ma tignasse qui me donnait l’air d’être une folle.

Il y avait aussi les questions d’argent. Elle recevait des virements de Monsieur Badou, et aussi des cadeaux de la famille de Chenaz, mais ça ne me rendait pas jalouse. Simplement l’argent s’installait entre nous, c’était un mur qui nous séparait sans que je puisse comprendre pourquoi. Je crois qu’à ce moment-là Bibi savait. On avait dû la mettre au courant pour ma mère. Elle n’en a jamais parlé, sauf une fois ou deux, quand elle était en colère, elle a dit : « Qui tu es, toi ? » Comme si j’avais été ramassée dans une poubelle, un chat abandonné sous une carcasse de voiture ou quelque chose. Elle a dit aussi : « Toi tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, tu n’as aucun droit sur moi. » Ces fois-là, ça m’a fait vraiment mal, et je n’ai pas su quoi répondre. Et puis je me suis habituée à l’idée. C’est moi qui prenais les devants. Je lui disais : « On n’est rien l’une pour l’autre, nous ne sommes pas vraiment des sœurs. » Je disais : « Va le dire à maman, moi cette femme n’est rien pour moi, c’est juste une bonne femme. Une Madame. » C’est ce que je disais à présent : « Madame, Madame a dit, Madame a demandé », je jouais à être sa servante. Je faisais des courbettes : « Madame est servie. » Ça rendait Madame Badou hystérique.

Pour vivre, j’ai eu des boulots. Bibi ne trouvait jamais rien, sauf dans les bars. Moi, je me débrouillais pas mal. Sans doute parce que je savais que je ne devais compter sur personne, et qu’il faut toujours mentir. J’ai été vendeuse dans une parfumerie à Orly, j’avais un badge pour entrer dans la section hors douanes, et même de ce gadget Bibi était jalouse. Quand je repérais une annonce qui me plaisait, j’étais la première à me présenter, et c’était moi qu’on prenait. Mais le travail qui m’a fait gagner de l’argent, c’était surveillante dans une école privée, du côté du parc Monceau, une école polonaise pour enfants riches. J’avais dans mon groupe le fils de Polanski, la fille de Boltanski, des gosses comme ça, très mignons, très gâtés, mais avec Bibi j’avais l’entraînement. On m’engageait sans rien me demander, je n’avais pas de papiers ni de recommandations, mais je savais exactement comment il fallait se présenter, les histoires qu’il fallait inventer, comment je devais m’habiller, parler, marcher, je crois que j’étais devenue un miroir qui reflétait l’image que les gens riches avaient d’eux-mêmes.

C’était un tourbillon, du néant avec du bruit et du mouvement. Ç’aurait pu durer toujours. La place, les rues, le métro, c’était n’importe où, c’était quelque part. Madame Badou était partie un beau jour, elle nous avait plantées là pour s’installer chez son dentiste, le fameux docteur Lartéguy, spécialiste en implants et en chirurgie esthétique. Elle habitait avec lui dans un appartement dans Paris, et Bibi avait d’abord refusé d’aller vivre avec eux, et c’était le docteur qui continuait à payer le loyer du Kremlin-Bicêtre.

C’était comme si on ne voulait rien voir, rien comprendre. Oublier, rendre insensible cette partie du cerveau qui fabrique les souvenirs. Un jour j’ai jeté à la poubelle toutes les photos africaines, les cahiers de classe où les copines avaient écrit des petits mots, des petits poèmes, et les tickets de cinéma, même les vieilles cassettes vidéo avec la fête de l’école de la Nativité, quand Bibi avait chanté, habillée en robe fourreau, les chansons de Billie Holiday et Aretha Franklin. Ça faisait plusieurs nuits que Bibi ne rentrait pas, j’étais prise de rage, j’en tremblais. Je déchirais tous les papiers, je cassais les CD, je me suis même entaillé l’index et le sang a giclé partout, mais personne pour me plaindre, j’ai juste recollé la peau avec du scotch et j’ai serré mon doigt dans un chiffon.

Et puis Bibi est revenue. Quand elle a sonné, je ne la reconnaissais pas à travers le judas. J’ai demandé : « Qui ? » Parce que sa voix n’arrivait pas à prononcer son nom, pourtant c’était facile, Bi-bi. Elle a même dit Abigaïl, elle était debout sur le palier, appuyée au mur, et tout ce que j’ai vu c’est qu’elle saignait. Sa bouche était gonflée, pleine de sang, ses yeux entourés d’un cercle noir comme si on l’avait couverte de charbon, mais ça n’était pas le rimmel, c’étaient les coups qu’elle avait reçus, et ses cheveux étaient collés à sa joue par les larmes ou par la bave. Je l’ai aidée à marcher jusqu’au sofa, elle s’est allongée, elle a caché son visage dans ses mains, et j’ai dû écarter ses doigts un par un pour nettoyer ses yeux et sa bouche. Je ne lui ai pas posé de questions, de toute façon elle avait trop bu pour parler, elle sentait l’alcool et la beu, quand elle ouvrait ses paupières je voyais ses prunelles qui nageaient sur le côté, sans arriver à me fixer. Je n’ai pas appelé la police, j’étais sûre que s’ils la voyaient dans cet état ils l’emmèneraient à l’hôpital pour la cuisiner. J’ai attendu près d’elle. Elle a dormi toute la journée, et même l’après-midi, sauf une fois où elle s’est levée pour vomir dans les toilettes.

Les jours qui ont suivi, je suis restée avec Bibi presque tout le temps. J’ai téléphoné à l’école pour dire que j’étais malade, j’ai annulé mes rendez-vous. Je restais assise par terre à côté du sofa, je la regardais dormir, je la regardais manger, je l’aidais à se lever, à s’habiller. Elle n’a pas vraiment raconté. Je crois qu’elle ne se souvenait de rien. Elle était tombée dans la rue, disait-elle, c’est comme ça qu’elle avait cassé son incisive sur le bord du trottoir. Elle avait des ecchymoses à l’entrecuisse, j’ai pensé qu’elle avait été droguée, violée, sans doute par le gérant du bar où elle travaillait, un type nommé Perrone, et ses copains aussi, mais elle ne se souvenait pas de leurs noms. C’était la guerre. Bibi avait été dans un pays en guerre, avec moi, nous étions parties parce qu’on racontait des choses terribles, et c’était ici, dans cette ville civilisée, avec tous ses beaux immeubles et ses squares proprets et son métro, ici où la police surveille tout, c’était ici que ça lui était arrivé, qu’elle avait été battue et violée, ma petite sœur Bibi, Abigaïl, si naïve et si douce, à qui je racontais des histoires en lui caressant les cheveux. C’était ici.