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Madame Badou est venue. Je lui ai téléphoné, pour qu’elle sache ce qui s’était passé. Elle est arrivée, dans sa tenue excentrique, pantalon léopard et anorak à col de fourrure. Elle est passée devant moi sans me regarder, elle a embrassé sa fille : « Ma chérie, mon chou, qu’est-ce qu’on t’a fait, pardonne-moi, j’aurais dû être là, ma chérie, mon amour, parle-moi. » Elle bégayait. Elle m’a prise à témoin, puis elle m’a accusée : « Pourquoi tu n’as rien fait ? Regarde dans quel état tu l’as mise ! » J’ai répondu froidement : « À mon avis, vous devriez la prendre chez vous, ici ce n’est pas bien pour elle. » Chenaz s’est mise en colère : « Espèce d’égoïste ! Tu la… tu la vois dans cet état, tu ne fais rien, tu t’en fous, d’elle, de moi, de nous tous, tu te venges ! » Elle était folle. Je le lui ai dit. Bibi chialait, elle essayait de prendre ma défense, puis elle est allée s’enfermer dans sa chambre. Et moi j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis partie.

J’ai vécu un peu partout, à Bourg-la-Reine chez des amis, un couple avec un bébé, chez une copine du boulot, à l’autre bout de Paris. Je n’avais plus de nouvelles de personne. Même s’ils s’étaient entretués, je ne l’aurais pas su. Je venais de temps à autre à Malraux, pour les répétitions. Ce n’était pas vraiment du théâtre, un spectacle avec de la danse et de la musique arabe, Hakim King avait écrit le livret, une variation sur la nuit Deux cent deux des Mille et Une Nuits, l’histoire de Badoure qui se fait passer pour un homme et dont la fille du sultan de l’île d’Ébène tombe amoureuse. C’était moi qui jouais le rôle de Badoure, peut-être parce que je ressemblais à un homme, en cachant mes cheveux dans un turban. Ou peut-être à cause du nom, c’est ce qu’a dit Hakim la première fois, ça s’appelle la prédestination. Je n’étais pas sûre que ce soit bien ou pas, mais j’aimais le noir de la salle, la scène en pleine lumière, et laisser glisser la musique.

Quand je quittais le centre, j’évitais la place, je remontais par Verdun pour contourner les immeubles. Un soir, j’ai lorgné du côté des fenêtres, j’ai vu que les stores étaient baissés. Le téléphone ne répondait plus, il avait probablement été coupé. Par instants, je ressentais une douleur bizarre au côté droit, je me pliais comme quand on a reçu un coup de poing.

J’ai même fait une chose dont je ne me serais pas crue capable. Un samedi soir, je suis allée voir au bar où Bibi travaillait autrefois. Je voulais rencontrer Perrone. Je n’avais rien à lui dire, je crois que c’était juste de la colère, du vide et de la colère. Je me suis assise au bar, j’ai bu une bière. La spécialité du bar de Perrone, c’était ce truc où les filles reçoivent des offres transmises par le barman, pour rejoindre les mecs dans les chambres au sous-sol. C’était illégal, mais tout le monde savait ça. Quand nous étions arrivées d’Afrique, Bibi et moi étions allées dans ce bar, on buvait tranquillement nos chopines, et là le garçon avait fait passer un billet de cinquante, et il avait dit qu’il attendait notre réponse. Nous on avait pris le billet et on s’était sauvées en courant. Ça n’était pas pour voler, mais pour donner une leçon à ces bâtards arrogants qui croient qu’ils peuvent tout acheter avec leur fric.

Il ne s’est rien passé. En général, c’est Bibi que les garçons remarquent. J’ai attendu, mais personne n’est venu me faire une offre. Il se peut que Perrone ait été averti que j’étais là. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? J’aurais pu lui crier à tue-tête pour que tout le monde entende : salopard, tu as violé ma petite sœur, tu l’as frappée et tu lui as cassé une incisive ! Pourquoi Bibi n’était pas allée se plaindre à la police ? Pourquoi est-ce qu’elle avait accepté ça, comme si elle n’était rien du tout, une serpillière, un jouet sexuel, une fille sans amour-propre ? C’était aussi pour cela que j’étais partie de l’appartement, je ne pouvais plus supporter de la regarder, ce n’était pas à cause de cette folle de Chenaz, c’était elle, parce qu’elle acceptait ce qu’on lui avait fait, et peut-être même qu’un jour elle retournerait dans ce bar, elle sortirait avec Perrone, elle deviendrait sa petite amie. Je sentais la nausée. La musique cognait dans ma tête, cognait dans mon ventre. J’ai voulu descendre au sous-sol, mais un garçon m’a barré l’escalier. « Vous allez où comme ça ? » J’ai imaginé Bibi en train de danser et de boire devant les mecs, j’ai eu un vertige. J’ai demandé les toilettes, je me suis lavé la figure à l’eau froide, et puis je suis sortie dans la rue. Le vide, la colère.

Un mur avait été construit, qui nous séparait. Pendant plus d’un an je n’ai eu aucune nouvelle. Je téléphonais, son portable était toujours sur répondeur, mes textos restaient sans réponse. Je ne savais plus rien d’elle. J’allais à Friant, pour la guetter. Après, j’ai su que le docteur Lartéguy s’était installé du côté de Neuilly. C’est Chenaz qui me l’a appris. J’ai sonné, elle m’a reçue sur le pas de la porte. Elle bloquait la vue avec son corps.

« Est-ce que je pourrais parler à Bibi ?

— Elle n’est pas là. Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Quand est-ce qu’elle sera là ?

— Je ne sais pas, elle n’habite plus ici.

— Elle va bien ? Est-ce qu’elle travaille ? »

Chenaz a toujours eu de petits yeux. Pour la première fois je constatais qu’ils brillaient de méchanceté, sans doute elle n’avait pas eu le temps de se maquiller, ses cils trop courts ressemblaient à des poils de balai.

« Écoute, laisse-la tranquille, elle ne veut plus te voir.

— Je voudrais que ce soit elle qui me le dise.

— Après tout ce qui s’est passé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce que c’est de ma faute ? »

J’avais fait un pas en avant, Chenaz s’est sentie menacée, elle a fait mine de refermer la porte, sans le vouloir j’ai bloqué la porte avec le bout de ma chaussure.

« N’insiste pas, sinon je vais appeler la police. »

La colère montait en moi, j’en tremblais, et bizarrement, j’avais les yeux secs, je ne voulais pas que cette femme horrible s’imagine un instant qu’elle avait réussi à m’atteindre. Comme je redescendais les escaliers sans allumer la minuterie, j’ai entendu sa voix aiguë qui criait : « Va-t’en, ne reviens plus, Bibi et moi, on ne veut plus te voir, tu entends ? Ne reviens plus jamais ! »

Elle avait tout. Elle avait tout et moi je n’avais rien. Une maman, un papa, de l’argent, une chambre, des souvenirs, ses vêtements de quand elle était petite, ses cahiers d’écolière où elle avait tracé ses premières lettres, elle n’arrivait pas à faire les r, elle les écrivait à l’envers, et les tables de multiplication, le calcul, elle ne savait pas faire les divisions, ni les soustractions. Moi, personne n’avait rien gardé de mon enfance. J’avais cru que c’était normal, parce qu’elle était la petite, et je devais la protéger. Je me souviens, un jour, à Takoradi, nous étions à une fête avec les Badou, ça se passait dans un jardin d’ambassade, c’était bondé d’enfants avec leurs parents, quelqu’un avait demandé à Monsieur Badou qui j’étais, il avait répondu : « Elle ? C’est la fille d’un ami. » Pourquoi n’avais-je rien dit ? Je ne savais pas encore la vérité sur ma naissance. J’aurais dû comprendre ce jour-là. « La fille d’un ami. » Il aurait pu dire : « Personne, ne faites pas attention. » Les mots me revenaient, ils venaient de loin, d’au-delà de l’enfance, une phrase de mauvais rêve, il me semble que tout ce que Chenaz avait dit par la suite n’était rien à côté de ces mots-là. Je préférais « enfant du démon », ça au moins ça me faisait rire.