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Je voulais tout effacer. Je voulais ne plus me souvenir. Je travaillais, j’allais boire des bières dans les bars. Maintenant j’avais un ami, ce garçon qui prétendait qu’il était un artiste, ce Hakim King du centre culturel. Il était grand et maigre, j’aimais bien ses mains, ses manières douces, ses yeux en amande, sa peau mate, il me rappelait Jackie le métis qui était amoureux de moi à Takoradi. Il jouait bien de la guitare, il composait des chansons pour la nuit Deux cent deux.

Boire, c’était tomber dans un puits très profond, loin de la surface de la terre. Au fond, tout au fond, c’était tapissé d’herbe douce, mais dormir dans cette herbe donnait une saveur trop sucrée, écœurante. Hakim me ramenait chez lui, dans son appart près du square Disney. La première fois, il m’a déshabillée, et il m’a regardée dormir à plat ventre sur son lit, la bouche écrasée sur le matelas. Il ne m’a pas touchée. Il m’a dit que j’avais beaucoup ronflé, et il a ajouté : « Quand tu ronfles c’est joli, on dirait un chat qui rêve. » J’ai trouvé cela romantique. S’il avait profité de mon sommeil pour essayer de faire l’amour, je ne l’aurais jamais revu. Quand je me suis réveillée, il a joué de la guitare en sourdine, sans brancher l’ampli. Les notes feutrées cascadaient doucement, ça ressemblait au son du balafon. Sa chambre était en demi-sous-sol, juste un soupirail sur la rue, un grillage bouché par la poussière. Ça sentait une odeur de sueur et de moisi, je ne pouvais pas rester très longtemps. Une autre fois on a fait l’amour, ou presque, parce que j’étais vierge et qu’il n’y arrivait pas très bien.

Le temps a passé. Après l’été brûlant, les rues vides, les rideaux tirés. J’étais enfermée dans une sorte de grotte, d’ailleurs je passais beaucoup de temps à l’aquarium du Trocadéro. J’aurais bien aimé y travailler mais ils n’acceptaient pas les gens sans papiers. « Vous êtes née où ? — Ben, ici. » La plupart ne voulaient pas me croire. « Vous avez une carte d’identité, un livret de famille ? » Je n’avais que mon carnet de vaccination, mes certificats de la Nativité, et dû aux saisons des pluies ces papiers commençaient à être en lambeaux. Si j’étais contrôlée, qu’est-ce qui se passerait ? Où est-ce qu’on me renverrait ? En Afrique, j’aurais bien aimé. Un moment, j’ai pensé à me faire passer pour Bibi. J’avais gardé sa vieille carte d’identité de quand elle avait seize ans. Mais même là, sur la photo floue, on ne se ressemblait pas du tout, elle avec ses cheveux blonds bouclés et ses yeux clairs un peu tombants, et moi noiraude avec ma tignasse et des yeux en amande. « T’as l’air d’une Vietnamienne », a dit Hakim une des premières fois qu’il m’a vue. « C’est que j’ai été adoptée », ai-je expliqué. J’ai ajouté : « Je ne sais pas qui sont mes parents. Peut-être qu’ils sont du Vietnam. »

L’aquarium, c’était tranquille la plupart du temps. En sous-sol, il faisait frais, il n’y avait que la lueur verdâtre des bassins où nageaient les murènes. Je m’asseyais sur un banc, je contemplais les reflets, les glissements des ombres. Ça ressemblait au monde de mes rêves.

Je voyageais sur place. Dans mon sac à dos, j’avais mes propriétés. Le jour, je marchais tôt dans les rues, en touriste, je m’arrêtais dans les jardins publics. C’était plein de gens dans mon genre, des jeunes, des étrangers. De temps en temps, des professionnels de la manche, des pickpockets, je les repérais de loin à leur démarche oblique, je m’en allais aussitôt. Pour le reste, j’étais plutôt invisible. C’est ce que je voulais, passer à travers les murailles. Vers quinze heures, le soleil écrasait. Les rues semblaient sans fin, l’air vibrait au-dessus du goudron. Si j’étais trop loin de l’aquarium, je cherchais l’ombre dans un jardin public, pour dormir un peu. Je savais que dans la journée il n’y avait pas de risque. Juste être abordée parfois par un type qui cherchait l’aventure. « You spik frenchie ? » « Vats yur nem ? » Il suffisait de ne pas répondre ou, s’il insistait, d’entrer dans une boutique. En général les types lâchaient facilement.

Lorsque je ne squattais pas chez Hakim, je cherchais une piaule pour la nuit, chez les sœurs, ou dans un hôtel économique près d’une gare. Pourtant, l’argent que j’avais gagné à l’école polonaise était en train de fondre rapidement. J’avais calculé que je pouvais tenir trois mois. Six en me rationnant.

Je n’achetais plus mes cigarettes. Quand je voyais des messieurs dans la quarantaine, je les abordais : « Pourrais-je avoir une petite cigarette s’il vous plaît ? » Ça marchait aussi avec les vieux assis sur les bancs publics, et je filais avec ma petite cigarette avant qu’ils aient eu le temps de me faire la morale. Les plus dangereux, c’étaient les flics en civil. Ils étaient faciles à repérer parce qu’en général ils allaient par deux, en couple, mais on voyait qu’ils n’étaient pas des amoureux. Pour cette raison j’achetais toujours mes tickets de métro. Une fois pourtant j’ai été arrêtée par un couple. Ils m’ont interrogée, lui allait me laisser filer, mais la femme ne m’a pas crue, et ils m’ont conduite dans le panier à salade jusqu’au poste. Là, un commissaire a vérifié mes papiers, et apparemment mes certificats scolaires et ma vieille déclaration de vol ne leur ont pas suffi. « Vous habitez où ? » J’ai donné l’adresse de Monsieur Lartéguy, ils ont téléphoné. La discussion a un peu duré, puis ils m’ont relâchée : « Heureusement pour vous, le délit de vagabondage n’est plus constitué depuis quelques années. » Ils ont tout de même relevé mes empreintes digitales et inscrit mes nom et prénom dans leur registre. Ça m’a paru comique, parce que c’était la première fois depuis longtemps que j’avais une existence officielle.

J’ai été un fantôme. Je dis cela parce que je ne peux pas décrire autrement ce qu’était ma vie, dans cette ville, à marcher, marcher, glisser le long des murs, à croiser des êtres que je ne reverrais jamais. Sans passé ni avenir, sans nom, sans but, sans souvenir. J’étais un corps, un visage. Des yeux, des oreilles. La réalité me portait sur les vagues, au gré du courant, ici ou là. Une porte cochère, un supermarché, une cour intérieure d’immeuble, un passage, une église. Quand on est un fantôme, on échappe au temps. Au temps qui passe, au temps qu’il fait. Pluie, soleil, nuages galopants, vent chaud, vent froid. Pluie encore. Dans les rayons dansent les poussières, parfois les moucherons. Les bruits éclatent, klaxons beuglants, ronflements, cris d’enfants dans un parc vide. Tintement aigu, léger, assourdissant du tramway lancé à toute allure sur son aire de faux gazon, flip-flap d’hélico à travers le ciel. Est-ce que je parle, alors, comme si j’avais un écouteur ? J’ai perdu mon baladeur, mais pour le retrouver il suffit que je mette mon petit doigt dans le trou de mon oreille, j’entends Aretha Franklin, Bessie Smith, Fatoumata, Becca. J’entends Fela qui martèle ses mots, I am not a gentleman.