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Les seuls mots qui signifient quelque chose. Les autres mots sont morts. Que deviennent les mots quand ils meurent ? Est-ce qu’ils vivent au ciel parmi les nuages ? Ou peut-être dans une lointaine galaxie, du côté d’Andromède, sur une étoile sans nom qu’on ne verra jamais ? Être fantôme, ça ne veut pas dire ne plus avoir d’yeux. Au contraire, je vois tout, jusqu’au moindre détail. Chaque ride, chaque fissure, chaque marque sur la croûte du trottoir. Là, la traînée rouge sur le mur. Là, les bribes d’affiches, les mots arrachés, les syllabes qui flottent

scories du temps qui ne serviront plus à rien désormais.

Et toutes ces rues,

traçant des itinéraires insensés, comme si j’avais pu marcher partout, emprunter ces passages, ces couloirs, ces boulevards, fût-ce une seule fois dans toute ma vie.

Je marchais avec un plan à la main, un guide que j’avais acheté sur les quais, au début c’était pour faire touriste, pour faire croire que je visitais les musées, les monuments et les cafés célèbres. Ensuite j’ai oublié la raison, j’énumérais les rues où je n’irais pas, je lisais leurs noms à voix haute.

Assise sur un banc sous la pyramide, parce qu’il y faisait relativement frais, et nous sommes des milliers, hommes, femmes, enfants, à arpenter l’espace l’œil vide et les jambes en coton. Je construisais des itinéraires compliqués : de Brochant, traverser la rue des Moines, passer devant l’église Sainte-Marie, puis Legendre jusqu’à Dulong, traverser le boulevard, la rue de Berne, de Constantinople, la rue de Rome jusqu’à la gare Saint-Lazare. Là, attendre un peu, et regarder, écouter, aviser.

Quelque chose en moi qui brûlait. Bien sûr, le soleil (mais ce n’est pas comme s’il n’y en avait pas en Afrique). Le soir, après la journée à marcher dans les rues et dans les parcs poussiéreux, à traverser les esplanades, à monter les volées d’escaliers, à attendre sur les bancs de pierre, je ressentais la brûlure sur mon visage, sur mes bras, sur mes jambes. Une sorte de fièvre qui venait d’ailleurs et entrait en moi par la peau. Quand j’allais me laver dans les toilettes des cafés, je voyais le reflet de mon visage noirci, mes yeux rougis. Je devenais peu à peu un monstre. Les femmes s’écartaient de moi. D’autres me regardaient à la dérobée. Une fois, j’ai surpris le regard d’une jeune femme dans le miroir. D’un seul coup ma colère a éclaté. Je l’ai attrapée par les épaules, je criais : « Qu’est-ce que tu veux ? Parle, qu’est-ce que tu cherches ? » Elle s’est dégagée, elle est partie en courant, j’ai entendu sa voix glapir des insultes. Ma tête tournait, il me semblait entendre la voix de Chenaz : « Mais elle est folle, celle-là ! » Dans la salle, le garçon m’a rendu mon sac à dos. « On ne veut pas de vous ici. » Je n’ai même pas eu à payer mon café. C’était la première fois que cela m’arrivait, ensuite c’est devenu presque une habitude. Café, querelle, expulsion. Là encore, ça m’a donné confiance en moi : quand les gens ont peur de vous, c’est qu’ils vous voient. Vous existez.

Peu à peu, je me suis rapprochée de Friant, le cabinet dentaire de Monsieur Lartéguy. Je passais beaucoup de temps au Jardin des Plantes, dans la serre. C’était la fin de l’été, il pleuvait souvent. La pluie ruisselait sur les vitres de la serre, je retrouvais l’odeur de la terre d’Afrique, j’écoutais le tapotement des gouttes. Je respirais l’humidité. Tout cela venait à la manière d’un frisson, comme la fièvre autrefois, une sensation à la fois douce et douloureuse. J’étais au bord des larmes. Je murmurais : « Bibi, où es-tu ? Pourquoi m’as-tu abandonnée ? »

Elle avait failli mourir de fièvre. Sur la route au bord de l’océan, en revenant de Grand-Bassam. Il pleuvait les mêmes gouttes lourdes, la chaleur mouillait nos cheveux. La voiture tanguait sur les ornières, le ciel était noir. À la frontière, nous avons dû attendre deux heures, les papiers de la voiture n’étaient pas en règle, je n’avais toujours pas de passeport, papa a parlementé, payé l’amende en rouleaux de cedis. Quand nous sommes arrivés à la maison, Bibi ne parlait plus, elle ne tenait plus sur ses jambes. Toute la nuit je suis restée à côté d’elle. Je voulais prier, mais je ne pouvais rien dire d’autre que répéter jusqu’à être hébétée : « Mon Dieu, ne la faites pas mourir. » Le lendemain, le médecin est venu, il a fait des piqûres de chloroquine, mais la fièvre a continué plusieurs jours. Il disait que Bibi risquait des convulsions, de rester anormale. J’ai guetté chaque instant, chaque frisson, j’apportais des serviettes glacées du frigo, je l’obligeais à boire, je l’aidais à s’asseoir sur le seau pour ses besoins. Plus tard, j’ai pensé que c’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’éloigner de Bibi. Peut-être que je ne voulais pas souffrir, tout simplement, et puis je savais qu’elle n’était pas ma sœur, qu’elle me laisserait tôt ou tard, qu’elle serait du côté des Badou. Qu’elle vivrait sa vie de son côté. Et c’est ce qui est arrivé.

Hakim m’a accueillie chez lui. Il était amoureux, il voulait que je sois sa petite amie. Ou plutôt il voulait être mon amant, c’est le mot qu’il utilisait. Il voulait que nous commencions une vie ensemble, une vie d’adultes. Lui avait fui sa famille, son père était violent, il avait passé son enfance entre sa mère et les centres d’accueil, il avait connu le pire, les fugues, les squats, la drogue, les bandes de loubards qui vivent de trafics et de cambriole. Il n’avait que cinq ans de plus que moi, mais il me parlait comme mon grand frère. « Ne fais pas ci, ne fais pas ça, tu vaux mieux que tous ces gens. » Je l’écoutais, j’allais aux cours de théâtre, aux rencontres. Il m’avait choisie pour la nuit Deux cent deux, il disait que j’étais douée pour la comédie.

Il avait beaucoup d’amis, tous croyaient que nous étions vraiment un couple. Mais au bout de quelques semaines je ressentais à nouveau le vide, la colère, et je repartais avec mon sac à dos et mon bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles. J’avais besoin de silence, c’est-à-dire du bruit de la rue, du coude-à-coude dans la foule. Je tournais autour de Bicêtre, ou bien dans toutes ces rues près de Jussieu et du Jardin des Plantes, ou de la gare d’Austerlitz, Saint-Médard, Ortolan, Pestalozzi, Patriarches, et aussi vers Denfert-Rochereau, la Tombe-Issoire, Alésia, Broussais, Cabanis, et encore autour de l’hôpital Sainte-Anne, Pascal, Cordelières, Broca, Croulebarbe, Reculettes, Boussingault, et toujours, un jour ou l’autre, ou plutôt un soir ou un matin, pour finir vers Friant, par l’avenue du Maine, Châtillon, Chantin, Cain, Carton, Coulmiers, pourquoi tous ces noms en c ? La cour intérieure de Friant, entourée de bâtisses en brique laides, où s’établissait la cloche habituelle, jeunes vagabonds et vieilles soûlardes, délogés périodiquement par les vigiles du supermarché voisin, par les concierges hargneux, et qui revenaient toujours, comme s’ils avaient oublié quelque chose, à la même place, dans les passages encrassés, entre les baquets de cytises et de lauriers-roses, avec le soleil très doux qui se réverbérait sur les façades en verre, et parmi ces fenêtres celle du dentiste Lartéguy et de son assistante basanée, alias Chenaz Badou.