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J’ai cru que c’était arrivé à cause des paroles que j’avais entendues, là-bas, chez nous à Takoradi, quand j’étais montée à l’étage pour écouter à la porte, la voix de cette femme, qui disait, qui répétait que j’étais l’enfant du démon. J’étais accroupie, je lui soufflais, comme au théâtre je soufflais les mots dans sa bouche, et elle les répétait, d’une voix geignarde et aiguë, comme au théâtre les mots que Hakim me faisait répéter, je suis Badoure, déguisée en homme pour traverser le désert et être plus proche de l’homme que j’aime, qui sera mon amant, mon amour.

Maintenant je sais tout. Je n’ai pas eu besoin qu’on me raconte. J’ai mis les morceaux ensemble, les petits bouts de papier déchirés, sur lesquels est écrite la phrase qui raconte mon histoire. J’ai tout reconstruit et maintenant je vois ma vie. C’est là-bas que tout a commencé. Qu’on ne me raconte pas d’histoires, c’est là-bas, à Takoradi, sur la grande plage. Ma mère m’a portée dans son ventre au bord de la mer, j’ai entendu le bruit des vagues. Je ne portais pas encore le mal puisque je n’étais pas née. Je flottais dans le ventre étroit, et ma mère me maudissait parce que j’appuyais sur sa vessie, sur ses poumons. Elle vomissait, elle me maudissait. Si elle avait pu me vomir par la bouche, elle aurait été libérée. J’étais l’enfant du mal. Mais moi j’écoutais le bruit doux de la mer dans son ventre, j’aurais voulu ne pas naître, rester cachée dans cette grotte marine, à l’abri du jour, à l’abri de la vengeance. Elle ne voulait pas de moi. Quand je suis née, là-bas en Afrique, elle m’a abandonnée. Elle n’a pas voulu me donner son lait, elle m’a confiée aux sœurs pour que l’homme vienne me chercher. Il n’y a jamais eu de lettre avec mon nom, ce n’est pas elle qui a choisi mon nom. C’est la bonne sœur africaine qui s’occupait de moi, qui me donnait le biberon, du lait de chèvre parce que je ne supportais pas le lait des vaches. Il n’y a pas eu de drames ni de déchirements. Il n’y a eu que le vide. Ce sont les femmes d’Afrique qui se sont occupées de moi, qui m’ont portée dans leurs bras. Puis mon père m’a prise chez lui, mais c’était comme si j’étais un animal. Il ne m’a pas inscrite au consulat, il ne m’a pas donné son nom. C’est comme une trace, une sorte de marque invisible sur ma face, un pli dans mon ventre. Cette cicatrice que je porte au ventre, un peu au-dessous du nombril, longtemps j’ai cru que c’était le souvenir d’une brûlure, un accident de ma petite enfance, j’aurais renversé sur moi une casserole d’eau bouillante. Un pli dans mon cœur, et par cette ouverture est entré le vent mauvais. Le souffle qui a mis ces mots dans la bouche de Chenaz, quand j’écoute à quatre pattes derrière la porte.

Les flammes dansent, ronflent, le plastique des poubelles s’étend sur le sol, la fumée me prend à la gorge, je sens le vertige, je peux encore parler, tourner, lancer mes mots en marmonnant comme le vieux Yao, les mots qui vont faire plier les corps, les torturer, les rendre à merci. Les cris des rats dans les vieux palmiers, tandis qu’ils agonisent.

Je suis à l’hôpital. Je ne sais plus comment tout a fini. C’est Hakim qui a appelé les pompiers, après que le gardien du centre culturel a donné l’alarme. Un bel incendie ! Les poubelles-papiers ont fondu sur le sol comme d’énormes chewing-gums. Hakim m’a fait ce commentaire : « Tu as créé une véritable œuvre d’art, tout ce jaune et ce vert sur le béton ! » Devant les policiers, il a essayé de me couvrir : « Pauvre petite, elle a détecté la fumée, elle a voulu éteindre, elle s’est intoxiquée, vous comprenez ? » Tout le monde comprenait. Personne n’était dupe, la bouteille de white-spirit avait échappé au feu par miracle. Le silence, à présent, le silence avant les règlements de comptes. Je connais ça, c’était toujours ainsi chez les Badou avant la guerre. J’ai reçu une bonne éducation.

On m’a mise dans une chambre individuelle, à la fenêtre grillagée, les murs jaunes, pas de meubles, juste le lit en fer et une sorte de table pivotante, un bras pour le goutte-à-goutte, je suis en observation, sans doute pour déterminer si je suis dangereuse. Je suis vêtue d’une chemise de nuit verte, je ne sais pas où sont mes habits, ni mon sac à dos, je n’ai rien à moi, est-ce qu’on cherche des preuves dans mes affaires ? L’infirmier est un grand type brun, un Antillais, il ressemble un peu à Hakim, quand il ouvre la porte il a un beau sourire, il dit des mots gentils, il m’appelle Mam’zelle, il ne pose pas de questions, il ne fait pas de commentaires. Depuis combien de temps ? Deux jours, deux semaines ? Je ne sais plus quel jour on est. Peut-être dimanche, parce qu’il y a du bruit dans le couloir, des visiteurs, des parents qui vont voir leur fils accidenté, qui lui apportent des fruits, ou bien des stagiaires qui remplacent les infirmières. J’ai un pansement à la main gauche, il paraît que je suis tombée contre le feu, j’ai respiré la fumée bleue, quand les flammes sont bleues c’est dangereux, Yao faisait brûler les journaux, les prospectus et les cartons, et les flammes changeaient de couleur selon l’encre des photos.

Bibi est venue. Elle était accompagnée de Chenaz. Je ne sais pas qui les a prévenues, peut-être Hakim. Il avait gardé son numéro de portable depuis l’époque où on allait ensemble à Malraux. Je me demande s’il est resté en relation avec elle tout le temps, peut-être qu’il est amoureux de ses beaux cheveux blonds, de sa peau claire. Rien que l’idée me donne envie de rire, il paraît que ça arrive souvent, qu’un type soit amoureux de deux sœurs en même temps. Chenaz est restée un instant, et puis elle a dit qu’elle avait une course à faire. Elle a compris que Bibi voulait rester seule avec moi.

« Ça va mieux ?

— Ça va.

— T’es sûre ? Qu’est-ce que t’as à la main ?

— Rien, une petite brûlure, c’est rien.

— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ? Tu ne m’appelles jamais.

— Pour quoi faire ?

— Pour me parler.

— Ben, j’avais rien à dire, probablement.

— Je me suis fait du souci… Je ne savais pas où te joindre.

— Pour me dire quoi ?

— Ben, t’es ma sœur non ?

— Je ne sais pas… Ça ne veut rien dire.

— On aurait pu… on se serait parlé comme avant.

— Ça sert à quoi, papoter ? »

Je regardais Bibi. J’avais l’impression qu’une vie entière était passée. Elle avait vraiment l’air d’une femme. Les hanches larges, un cul, des nichons, même son cou paraissait plus épais. J’étais sûre qu’elle vivait avec un homme. Elle racontait :

« Je travaille à l’hôpital. J’étudie pour être sage-femme, tu savais ?

— Non. C’est où ?

— À Caen. »

Je croyais qu’elle attendait un bébé. À moi, il n’était rien arrivé. C’est pour ça que j’avais le cou toujours aussi maigre. J’avais du mal à supporter le poids de ma tête.

« Rachel.

— Quoi ?

— Je sais pour ta mère.

— Ah ? »

Je me suis raidie. J’ai serré tous mes nerfs, mes muscles. Surtout ne pas broncher.

« Elle demande à te rencontrer.

— Pas intéressée. »

Bibi s’est assise au bout du lit, à côté de mes jambes. Elle sent bon, j’avais oublié. Elle a toujours senti une odeur de bébé. Ça me fait un peu tourner la tête.

« Écoute, Rachel. Je sais que tu vas m’écouter. »

C’est elle qui est grande, à présent, et moi qui suis toute petite. Je ne peux rien faire d’autre que l’écouter.

« Quand tu es partie… Quand on n’était plus ensemble, je suis allée vivre avec maman chez le docteur Lartéguy. Je suis allée à Bruxelles pour parler à papa. Je lui ai posé des questions. Tu sais, j’étais au courant de tout. Tu croyais que je ne savais rien, mais je savais tout. »