Je ne peux pas empêcher mon cœur de battre plus vite. Je baisse les yeux, je ne veux pas voir Bibi, je ne veux pas suivre les mouvements de sa bouche. Nous vivons chacune d’un côté du mur, nous ne pouvons pas nous comprendre. De son côté tout est clair et joli, l’avenir existe, elle est libre, elle a une maison, un amoureux, elle va avoir un métier, elle aura un bébé.
« Pourquoi on n’en a jamais parlé ?
— Parlé de quoi ? »
Je me souviens de tout ce qui a changé. Avant, on riait, on pleurait. Sans raison. Juste parce qu’on avait peur, ou bien parce que Monsieur et Madame Badou se disputaient. On se fâchait, parce que Bibi sortait la nuit sans me dire où elle allait, et que je devais la chercher dans un bar, marcher à quatre pattes pour la soutenir, lui tenir la tête quand elle vomissait. Nous étions pareilles. Maintenant, elle vit de l’autre côté, elle ne sait plus rien de ce que je suis. Elle a les clefs de la liberté, et moi je suis en prison. Je la déteste si fort que je veux me boucher les oreilles pour ne pas entendre, pourtant elle parle de sa jolie voix claire, pas comme la mienne que l’alcool et le tabac ont éraillée comme une vieille casserole.
« Papa m’a raconté.
— Papa… ?
— Oui, je suis allée le voir dans son restau. Il m’a parlé de toi tout de suite, il est inquiet pour toi. Il a vieilli. »
J’ai envie de ricaner. Lui, Derek Badou, le séducteur. Avec sa teinture aux cheveux, sa moustache, ses Ray-Ban.
« Il a beaucoup grossi, il est un peu chauve là, derrière la tête.
— Je m’en fous, qu’est-ce que tu racontes ? C’est pour me dire ça que tu es venue me voir ? »
Les gens vont et viennent dans le couloir, ils entrouvrent la porte et passent la tête. Ça va être l’heure de la piqûre dans le cathéter, j’ai déjà sommeil.
Bibi m’a embrassée. « Je reviendrai demain, ma chérie. Ne pars pas sans moi, je ne veux plus qu’on se perde. »
Je n’ai rien répondu. Je rêvais déjà. Une chaleur très douce qui m’enveloppait, une chaleur qui venait de tous les côtés, des murs, de la porte, du plafond taché, même du sol en plastique. Je sens la chaleur dans les os de mes jambes, elle filtre jusqu’à ma peau, c’est comme une brûlure heureuse. Est-ce que cette chaleur peut exister sur la terre ? Est-ce que cela a un nom ?
« Ta mère biologique voudrait te rencontrer, elle l’a fait savoir à papa. Elle ne sait pas comment faire, parce qu’elle pense que tu la détestes. Elle a toujours été au courant de ta vie, elle t’a suivie, elle t’a envoyé des mandats. Mais elle ne veut pas que ça se sache, elle est mariée, elle a des enfants, tes demi-frères et demi-sœurs. Elle a eu une autre vie, mais elle ne t’a jamais oubliée. Dans les moments difficiles, elle a toujours pensé à toi, même si elle ne t’a pas connue. Elle te voit dans ses rêves, toujours, elle répète ton nom, c’est elle qui t’a donné ton nom quand tu es née, elle a fait écrire ton nom sur l’enveloppe, quand elle a rempli le formulaire d’abandon. Elle était très jeune, elle a quitté sa famille, elle t’a mise au monde et elle t’a laissée parce qu’elle ne pouvait pas s’occuper de toi. Maintenant elle voudrait te revoir, juste une fois. Elle est prête à venir te rencontrer, là où tu veux, ici, à Caen, n’importe où. Elle ne veut pas revoir papa, elle le hait trop. Mais elle ira où tu veux pour te voir. Elle l’a dit à papa, et lui me l’a dit. Simplement elle veut que ça soit toi, personne d’autre, elle ne veut pas me voir, ni personne. Toi et elle, juste une fois. »
C’est Bibi qui parlait.
La rencontre a eu lieu au Kremlin-Bicêtre. Hakim avait suggéré le bord de la mer, à Dieppe. Il trouvait ça romantique. C’est pour ça que parfois je le déteste, il a ces idées stupides et faibles, comme si le monde entier était une mise en scène de son foutu théâtre. La place, le dimanche, c’était un terrain neutre. Il n’y a rien de plus vide qu’une place un dimanche après-midi. Il faisait froid, déjà. Sur le terre-plein gris, il n’y avait presque personne, quelques silhouettes avec des enfants, et les pigeons qui marchaient à petits pas dans l’herbe. J’ai imaginé la plage de Takoradi à cette époque, l’eau verte, les vagues qui avancent, le vrombissement de moteur de la mer, le vent tiède, les pélicans. Je ne sentais rien, ni colère ni douleur, et surtout pas ce tressaillement que je ressentais là-bas, chaque fois que je m’approchais de l’océan. Je me suis assise sur un banc, le col de mon blouson relevé, le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. L’heure du rendez-vous était passée, j’allais partir quand une forme est apparue dans le square. Elle s’est approchée de moi, lentement, marchant en oblique comme si elle sortait de nulle part. Je la regardais en plissant les yeux à cause de la lumière des réverbères. J’étais étonnée, elle est si petite, si frêle, épaules étroites, elle ressemble à une enfant, sauf ses jambes un peu arquées, elle marche difficilement sur le ciment défoncé de la place, les bras un peu écartés du corps. Elle est habillée d’une veste et d’un pantalon noirs, ses cheveux sont courts, très noirs aussi, je ne vois pas son visage, je sens seulement qu’elle me regarde. Elle m’a reconnue tout de suite. Une onde de fièvre passe dans mon corps, dans mes veines, s’élargit dans ma poitrine, je ne sais si c’est de la colère ou de l’amour, je voudrais parler, me lever et marcher vers elle, la toucher, mais je ne peux pas bouger.
Est-ce que je rêve, elle se tient debout devant moi, elle n’approche pas plus. Elle parle, et j’entends sa voix à l’intérieur de mon corps. Elle a une voix claire et jeune, un peu aiguë, une voix de petite fille qui martèle les syllabes à contre-pied, les hache par petits paquets, quelqu’un qui ne sait pas parler, quelqu’un qui s’est tu longtemps, qui récite une leçon. Est-ce qu’elle est celle qu’elle prétend être ? Est-ce qu’elle est une arnaqueuse, comme tous ces gens du passé, ces gens qui tournaient autour des Badou à Takoradi ? Je l’écoute sans répondre. Je la regarde avec une telle intensité que les muscles de mon cou ont mal. Sur la place, non loin de Malraux, un groupe d’enfants joue au ballon. Ils poussent des cris, ils s’insultent. Le ballon rebondit sur les carrosseries des voitures en lançant des détonations qui font s’envoler les pigeons. Quelque part un aboiement sur un balcon, on aurait dit la voix criarde du petit chien de Chenaz. À un moment, une fillette s’est approchée de nous, elle doit avoir onze ou douze ans, elle est grosse, avec une masse de cheveux frisés serrés, elle a un visage asiatique, elle me regarde avec insistance. Je lui crie méchamment : « Qu’est-ce que tu veux ? Va-t’en, laisse-nous tranquilles ! » La gamine ne bouge pas pendant quelques secondes, puis elle se détourne et elle quitte la scène. Elle traverse la place, et à demi cachée par les arbres, elle recommence à regarder vers nous, l’air fourbe. Je voudrais lui jeter une pierre, mais il n’y a rien à mes pieds, même pas un gravillon.
La femme en noir n’a pas bronché. Elle s’est arrêtée de parler quelques secondes, le temps de l’altercation avec la fillette. Elle ne l’a même pas regardée. Elle a les yeux fixés sur moi, sans ciller. Elle n’est pas aussi jeune que je l’avais cru. Son visage est fatigué, les yeux creusés, la bouche est déjà marquée par l’âge, ces petites rides aux commissures que les femmes n’arrivent pas à cacher. Mais son cou est bien lisse, je pense qu’elle a dû faire un lifting il n’y a pas longtemps. Je déteste le fait que nous nous ressemblons. Il paraît que c’est ce que Monsieur Badou a répété à Bibi, quand il lui a parlé de ma mère. Très jolie, comme Rachel. C’est vrai qu’elle a beaucoup de cheveux, très noirs (la teinture sans doute) et qu’elle est mince et maigrichonne. Est-ce que tout ceci est une mauvaise plaisanterie ? Est-ce que Monsieur Badou a fait passer une annonce pour recruter une comédienne ? Mais quel intérêt il aurait eu ? Est-ce que c’est un complot, pour un héritage il faut retrouver ma génitrice ?