Elle s’est assise sur le banc à côté de moi. Elle veut prendre ma main, mais je ne me laisse pas faire. Je vois ses mains, pas du tout comme les miennes. Ses mains sont petites, sèches, assez noires. Moi j’aime bien mes grandes mains, quand j’ouvre les doigts je couvre une octave et demie au piano. J’ai des mains plus grandes que la plupart des garçons. C’est pour ça que je peux jouer le rôle de Badoure. Et elle, comment s’appelle-t-elle ? Bibi a dit un nom quelconque, Michèle, ou Mathilde. Et son nom de famille ? Où vit-elle ? Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie, est-ce qu’elle a des enfants ? Ce seraient mes demi-frères et demi-sœurs, l’idée seule me donne la nausée. Je n’ai pas envie de savoir, je n’ai pas envie de l’écouter. Je me lève à demi du banc, mais la femme a posé sa main sur mon bras, elle le serre à peine et il me semble que la douleur me paralyse.
« Écoute-moi, dit la voix. Je n’ai jamais cessé de penser à toi, je voulais te revoir, je voulais te connaître. Quand tu es née, je t’ai tenue dans mes bras, tu étais très petite et légère, tu étais née à huit mois et demi, tu ne pesais pas plus qu’un petit chat. Je te regardais, la nuit je me réveillais à l’hôpital et je te cherchais dans la salle des nouveau-nés, je voulais te prendre dans mes bras, mais c’était interdit, j’attendais le matin, on t’apportait habillée de ta robe d’hôpital, mais moi je voulais te tenir contre moi, tu étais si petite et douce, tes yeux me regardaient, même quelques heures après ta naissance tu me souriais, je ne voulais pas te perdre, je ne voulais pas qu’on te prenne. Je t’ai donné ton nom, c’est moi qui l’ai choisi, et puis on t’a emmenée… On t’a fait du mal, à moi aussi on a fait du mal, tu m’as été arrachée, tu as été plantée en moi et ensuite tu as été arrachée… »
J’écoute, sans respirer. J’ai envie de me lever, de marcher avec elle sur la place, de lui montrer là où j’ai habité avec les Badou, lui montrer le théâtre où j’ai mis le feu, lui montrer la cave où les poubelles ont fait leurs taches vertes et jaunes. J’aimerais marcher avec elle sur une plage, sur le sable dur, sentir l’eau froide sous mes pieds, regarder nos traces s’effacer. Elle est assise bien droite sur le banc, j’aime bien la façon qu’elle a de garder le dos cambré, elle ne se laisse pas aller sur le dossier comme la plupart des femmes. Ses pieds sont chaussés d’escarpins vernis, plutôt des sortes de sandales à fines lanières et hauts talons.
« Je vais te raconter l’histoire de ta naissance, je vais te la dire mais tu dois aussitôt l’oublier, car rien de ce que je vais te dire ne doit servir ni pour le bien ni pour le mal, et personne d’autre ne connaît ce secret. J’avais dix-sept ans quand tu es née, je ne connaissais rien à la vie, j’ai rencontré ton père par hasard, au bord de la mer, en Afrique, mes parents avaient loué une maison. Lui, il avait une belle voiture, nous allions nous promener au bord de la mer, je me souviens de la brume, j’aimais beaucoup, quand on s’arrêtait près des dunes, être enveloppée par la brume, j’avais l’impression de vivre une histoire d’amour, je cachais tout à mes parents, je sortais la nuit en cachette. Et un soir, alors qu’on était arrêtés près des dunes, il a commencé à me toucher, et moi je ne voulais pas, mais il était plus fort que moi, il est devenu violent, il avait une voix méchante, j’ai essayé de m’enfuir de l’auto mais il m’a rattrapée, il m’a allongée sur la banquette arrière, je voulais crier mais j’avais peur, je croyais que j’allais mourir. Alors je me suis laissé faire, il a fait ça, il m’a fait mal, il tenait sa main appuyée sur ma bouche et je ne pouvais plus respirer. Ensuite il m’a ramenée à la maison de mes parents, et moi j’avais honte, je n’osais rien dire. Je suis allée sous la douche, je me suis lavée longtemps, mon père cognait à la porte, il croyait que je m’étais évanouie dans la salle de bains. »
Je n’ai plus envie d’entendre. C’est de moi qu’il s’agit, de personne d’autre. Personne n’a le droit de parler de moi. J’aimerais entendre une histoire d’amour, une belle histoire. Même Chenaz a eu une histoire d’amour, et Abigaïl est née de son histoire d’amour.
J’aurais aimé être le miracle, moi aussi, qui arrive dans toute cette obscénité. Je ne veux plus entendre, la guerre, la haine, le vol de mon existence.
« Tais-toi, tais-toi ! » J’ai ma voix vulgaire, comme quand je gueule sur les types qui draguent ma sœur, je suis debout, je répète : « Tais-toi je ne veux plus t’écouter. » Mais elle s’est levée, elle trottine à côté de moi, j’entends le claquement de ses talons sur le trottoir, un bruit de petite fille pressée et effrayée, je me souviens quand Bibi avait chaussé les escarpins dorés de Chenaz et qu’elle courait dans le hall de la maison, ses talons qui claquaient sur le carrelage, son rire en grelot.
« Tu mens, c’est toi qui m’as laissée, tu es partie et tu m’as laissée, j’avais besoin que tu me prennes dans tes bras et toi tu m’as rejetée comme si j’étais un vieux chiffon, tu m’as jetée à la poubelle ! »
Elle veut encore parler, mais je crie pour couvrir ses mots : « Tu mens ! Tu mens ! » Et elle répète avec sa voix monotone, une leçon qu’elle récite sans passion : « J’ai été violée, il m’a forcée et il m’a violée ! » Je crie encore : « Menteuse ! Tu m’as jetée, tu m’as abandonnée et maintenant tu viens me raconter tes salades, tes saloperies, je ne veux plus t’entendre, va-t’en, retourne à ton mari, à tes enfants, ils t’attendent, va-t’en avec eux, et ne me parle plus jamais, ni à ma sœur, ni à Monsieur Badou, ne reviens plus me voir, laisse-moi tranquille… »
Ma voix s’est cassée. Je pars en courant à travers la place, et quand je me retourne, elle a disparu. Il n’y a plus que les enfants qui jouent au ballon, et la grosse petite fille sournoise qui m’épie. Je fais un geste de menace, et elle aussi s’échappe et disparaît. Au bout de la rue, je vois encore la silhouette de cette femme, elle descend la butte en direction de l’avenue, on dirait une fourmi noire qui galope.
J’ai mal, j’ai tellement mal quand je respire. Je crois que le poison des flammes n’est pas encore dissipé, je sens encore la brûlure dans mon corps, et l’odeur de cramé qui flotte définitivement sur Malraux, Disney, et tout ce quartier.
J’aurais rêvé que tombe la muraille qui nous sépare. Toutes les murailles du monde. Tout ce qui s’est mis entre moi et Bibi, les empêchements, les atermoiements, les buissons d’épines, les barbelés, toute cette saloperie qui nous a mangées, jour après jour, les ragots, les mesquineries, les injustices. J’aurais rêvé que le vent balaye ça, le vent violent de la mer, et nous serions redevenues comme avant, les meilleures amies du monde. Je le voulais vraiment.
Je suis pour ainsi dire vierge. Quand j’ai quitté l’hôpital, je n’ai pas voulu retourner à Malraux. Le square, le parc aux pigeons, les vieux à Disney, les immeubles aux mille et une fenêtres, tout ça n’existait plus pour moi. Au fond ça n’avait jamais existé. C’étaient juste des morceaux de la réalité urbaine, qui ne sont là que lorsqu’on les regarde. Dès qu’on se tourne, ils disparaissent dans la brume comme des fantômes.