Quand j’ai annoncé à Hakim King que je ne continuerais pas l’affaire de la nuit Deux cent deux, que je ne reviendrais plus à Malraux, il n’a pas été vraiment étonné. Il y a eu un silence au téléphone, et il a conclu : « Très bien, OK, je me… on se débrouillera sans toi. » Je n’en doute pas, ça ne manque pas de petites filles immigrées à qui il promet la lune. La seule chose, c’est qu’il n’en trouvera pas qui auront d’aussi beaux cheveux que moi ! J’ai pensé qu’il était soulagé de ne plus avoir à me voir, il voulait bien la folie en fiction, mais dans la réalité, ça le faisait chier. Il aurait eu peur que je recommence à mettre le feu au théâtre, ou bien que je bousille sa collection de vinyles de Van Morrison, Moondance, ses blousons Perfecto. Je n’ai pas vérifié, mais je suis sûre qu’il a changé la serrure de son appart.
Je suis allée vivre à l’ouest. Pour être proche de Bibi, j’ai loué une chambre meublée dans une villa à Arromanches, pas techniquement au bord de l’océan, mais à une demi-heure de marche de la plage du débarquement. Ça n’est pas Takoradi ni Grand-Bassam, mais c’est un espace vide, avec le ciel ouvert et la mer verte pas loin. Ma logeuse est une vieille Anglaise du nom de Mrs Crosley, je crois qu’elle s’est installée là pour être plus près de son mari qui a débarqué sur la plage pendant l’opération Overlord, et puis qui est mort quelques années après. C’est du moins ce qu’elle raconte. Elle m’a prêté des bouquins sur l’histoire de la guerre, sur le débarquement allié (je signale qu’en allemand ça s’appelle « l’invasion »). Elle insiste pour que je travaille comme guide pour les touristes qui viennent en pèlerinage, parce que je parle l’anglais comme une native. Je vous l’ai dit, je n’ai jamais vraiment de difficultés à trouver du boulot.
Quand elle a connu mon intention, Bibi m’a proposé d’habiter avec elle et son copain, à Caen. Lui étudie la médecine à la fac, il s’appelle Michaël Lang, il paraît qu’il est très bien. Mais je ne suis pas sûre qu’il apprécierait de me voir tous les jours au petit déjeuner. Et elle non plus. Il convient de rester modeste sur la capacité des autres à vous comprendre. Je ne parle même pas d’amour, mais juste de tolérance, c’est peut-être la leçon de toute cette histoire. S’il doit absolument y avoir une leçon aux histoires, ce qui n’est pas certain non plus.
J’oubliais la chose la plus cocasse, la plus risible — même si elle est chargée d’une substance amère et ténébreuse. C’est tellement incongru que, malgré tout ce que je sais des Badou, et particulièrement de mon père biologique, j’ai eu du mal à y croire quand Bibi m’en a fait part. Il paraît que le père, le beau Derek Badou, est tellement aux abois qu’il a demandé à ma mère biologique (je parle de la vieille avec qui j’ai eu cette entrevue au Kremlin-Bicêtre) qu’elle lui verse une pension alimentaire pour compenser les torts qu’elle lui a causés en m’abandonnant après ma naissance, et en exigeant de lui une reconnaissance de paternité. Je peux voir le vieux singe dans l’arrière-salle de son restaurant de chicons et de waterzoïs, en train de rédiger sa lettre pleine de larmes et de regrets, sans oublier à la fin de donner son numéro de compte en banque. J’imagine que sans le vouloir il a fait tomber dans l’enveloppe quelques-uns de ses précieux cheveux qui sont les ambassadeurs de ses causes perdues.
Je suis venue à Courcouronnes. C’est par Bibi que j’ai eu le nom et l’adresse de ma mère. Elle croyait que je voulais renouer avec elle, retrouver mes racines, ce genre de chose. Ça l’a émue : « Ma chérie, tu prends la bonne décision, je ne voulais pas te le dire, il n’y a pas d’autre façon d’effacer le passé, tu dois faire face. » Justement ce n’est pas le passé que je veux effacer. C’est cette personne. C’est étrange, tout à coup Bibi est devenue adulte, c’est moi la petite qu’on berce quand elle a du chagrin, à qui on raconte des histoires avant de dormir. Elle me serre contre sa poitrine et je sens ses deux seins déjà gonflés par la maternité. Autrefois ça m’aurait mis les larmes aux yeux. Mais là, je suis froide et lointaine, je ne sens rien, sauf ces deux obus qui appuient sur mon buste plat, et ça me rend triste.
J’ai voyagé en train jusqu’à cette ville, entre champs et barres d’immeubles. Près de la voie ferrée, j’ai vu pour la première fois le camp. Ce n’est pas un endroit convenable. Dans le train, à un moment, une volée de gamins couraient dans les wagons, faisaient claquer les strapontins. L’un d’eux, un garçon de douze ou treize ans, joli visage, yeux très noirs, s’est assis en face de moi pour me regarder : « Comment tu t’appelles ? » J’ai compris qu’il voulait m’intimider. Les autres sont venus, des filles vêtues de pantalons sous leurs jupes, ils parlaient entre eux dans leur langue, et les garçons se serraient contre moi. Puis quand ils ont vu que je n’avais pas peur, ils sont repartis plus loin. À l’arrêt, je les ai retrouvés sur le quai. Ensemble nous avons marché jusqu’au camp. C’est sur une sorte d’îlot entre les bretelles de l’autoroute, les cabanes sont construites n’importe comment, avec des bouts de planches et des tôles. Les voitures font un grondement continu, on croirait la mer à Arromanches. J’étais debout devant le camp, et à ce moment-là, une jeune femme est venue, elle m’a demandé ce que je cherchais. Elle est un peu grosse, l’air brutal. « Je cherche un coin pour habiter. » Elle me toise un instant, puis elle me montre une cabane. « C’est ici, tu peux habiter chez moi. Il y a un matelas. » Quand j’entre dans la cabane, elle me tend la main. « Mon nom c’est Rada. Faudra me payer quand même. » J’ai donné mon prénom, un peu d’argent et on ne s’est rien dit de plus.
C’est comme ça que je suis entrée dans le camp.
J’ai un revolver. Je l’ai pris à Emma Crosley, dans le tiroir de la commode de sa chambre, sous son linge. C’est elle qui me l’a montré, un jour, quand elle me parlait de son mari, le group captain Crosley. C’était son revolver d’officier, un calibre 38, petit et trapu. Il y a une balle neuve dans chaque trou du barillet.
Chaque jour, je quitte le camp, je marche dans les rues tranquilles, loin de l’autoroute. Je traverse le quartier de petites villas proprettes avec leurs petits jardins bordés de haies de troènes. Ça pourrait ressembler à Arromanches sauf qu’il n’y a pas la mer au bout des rues. C’est un mois d’automne, chaque jour la lumière décline un peu plus. Les nuages courent dans le ciel, parfois il pleut, j’aime bien sentir les gouttes froides sur mon visage, sur mes mains. Mes cheveux s’alourdissent, ils bouclent un peu comme ceux de Bibi quand elle était petite. Avec l’âge, c’est bizarre, ses cheveux ont foncé et sont devenus presque lisses. J’ai décidé de faire couper les miens très court. Demain, ou après-demain. Les filles aiment bien faire couper leurs cheveux quand elles ont décidé de changer de vie. J’ai repéré une boutique de coiffure dans le bourg, dans la rue qui mène à la gare. Je voudrais une coupe à la garçonne, comme Audrey Hepburn dans Sabrina. Je ne suis pas sûre que la coiffeuse saura faire ça, elle doit être du genre à faire des indéfrisables et des teintes violettes pour les vieilles. Je vais changer, je vais être quelqu’un d’autre.
Peut-être que je vais accepter l’offre de Madame Crosley et devenir sa fille adoptive. Après tout, Rachel Crosley, ça n’est pas mal. Quand j’avais dix ans à peu près, une femme est venue à la maison, à Takoradi. C’était une amie de Chenaz, une grande femme très blanche avec un grand nez. Elle m’a regardée, et elle a dit : « Cette petite fille est très mignonne, vous me la donnez ? » Je ne sais pas ce que Chenaz a répondu, mais je me suis sauvée en courant, et je me suis cachée dans le jardin. Je n’ai pas voulu reparaître avant que cette femme soit partie, j’avais trop peur qu’elle ne m’emporte.