Avec Rada, nous ne parlons pas beaucoup. Elle n’est pas vraiment de ce camp, elle a abouti là par hasard, elle est brutale et lourde, elle parle avec un accent rocailleux, peut-être qu’elle a fait de la prison. Peut-être qu’elle est moucharde de la police, et c’est pour ça qu’elle peut rester ici, avec tous ces gosses. Mais j’aime bien qu’il n’y ait rien d’obligatoire, rien de définitif. Pour la première fois de ma vie je me sens libre.
Je suis venue tôt ce matin à l’allée des Capucines. C’est une belle journée d’automne, un ciel très clair. Déjà le froid de l’hiver, dans les caniveaux, le vent coupant des autoroutes. Je marche vite, les mains dans les poches du coupe-vent, un peu penchée en avant à cause du poids de mon sac à dos-cartable. J’ai pris toutes mes affaires, comme chaque fois que je sors du camp. Quand tu habites un endroit pareil, tu sors et tu n’es pas sûre d’y retourner le soir. Toutes mes affaires, ça veut dire juste mon linge de corps, une trousse de toilette, des mouchoirs et un paquet de tampons, et puis quelques papiers sans importance et le seul bouquin que j’emporte partout où je vais, abîmé et taché, Le Prophète de Gibran, que j’ai pris sur l’étagère de Hakim, sans sa permission. Ne me demandez pas pourquoi ce bouquin plutôt qu’un autre, je le lis par petits morceaux, c’est comme une chanson, je le lis et je m’endors. Une fois, j’ai été contrôlée par la police, ils ont regardé le livre, et la femme m’a demandé : toi, tu es musulmane ? J’ai souri sans répondre, depuis quand on s’intéresse à ma religion ? À ce moment-là, je n’avais pas encore le revolver du captain Crosley, sinon je ne serais pas sortie du commissariat. Donc je serre ce petit objet de métal dans ma main, et j’avance à grands pas vers l’allée des Capucines. Je sais qu’aujourd’hui tout va se décider. Il n’y aura pas un autre hiver d’atermoiement.
La maison est figée dans un silence paresseux. Même les oiseaux se tiennent tranquilles. Je suis debout sur l’allée de gravillons, je regarde vers les fenêtres fermées. Est-ce qu’ils vont se décider à me voir ? Ou bien peut-être que cette femme, Michèle, Gabrielle, peut-être qu’elle m’a déjà vue, et qu’elle a composé le numéro de police secours. Venez vite, je crois qu’elle est armée. J’ai peur, cette fille me menace, elle a déjà fait un séjour à l’hôpital psychiatrique, ils l’ont relâchée, ou bien elle s’est échappée, elle est dangereuse. Non, non, je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue, je ne sais pas son nom. Je crois que c’est une pauvre folle, une vagabonde, elle habite dans le camp des refugiés de l’autoroute, elle traîne dans les rues de notre ville avec une bande de gosses, des mendiants, des romanichels, des voleurs à la tire.
Je suis tout d’un coup bien fatiguée. Il n’y a rien de plus épuisant que de venir chaque jour devant une maison fermée, pour voir passer une ombre. Je m’assois par terre, dans l’allée de gravillons, je pose mon sac à dos à côté de moi. Aujourd’hui doivent s’achever les mensonges. Aujourd’hui tout doit s’éclairer, et puis disparaître, dans le genre d’une ampoule électrique qui jette un dernier éclat avant de noircir.
C’est un temps intense, qui ne passe pas, ou plutôt qui détaille chaque parcelle, chaque miette, comme si je vivais la vie d’une fourmi. Je vois chaque grain de gravier, blanc, cassé à angles droits, un iceberg dans une mer de glace. Les brins de feuilles mortes, les brins d’herbe que le Roundup a épargnés, les bouts de pierre morte, de verre brisé. Dans le ciel clair les nuages avancent très lentement, pareils à des navires chargés de toile. Ils sont si loin de la terre. Autrefois à Takoradi je les regardais traverser le périmètre du jardin, je me couchais par terre et ils passaient longuement, légèrement, suivant le vent de la mer. Avec Bibi nous jouions à leur donner des noms : la baleine, le toucan, l’ogre blanc, l’ogre gris, la carabosse, les tamarins. Je suis la même personne. Je suis celle qui est toujours couchée sur la terre du jardin, à l’autre bout du monde, en Afrique. Il faut que quelque chose survienne, maintenant, pour interrompre ma vie rêvée. Il faut que j’entre dans l’autre partie de ma vie.
Ils sont d’abord allés au camp, pour expulser tout le monde. Il paraît qu’ils avaient annoncé ça, que la commune ne voulait plus de vagabonds. Rada a organisé le départ, ils ont rassemblé leurs affaires, avec les gosses ils sont partis dans des voitures de police vers un immeuble d’accueil où ils auraient des W-C et des chambres décentes. Ensuite ils sont allés me chercher, ils sont arrivés sans faire de bruit. Pas de sirènes, pas de ronflements, pas de cris. Doucement, comme s’ils marchaient sur le sable, sur un tapis de mousse. Deux femmes, deux hommes. Pas l’air des faux couples qui rôdent dans les rues pour attraper le petit poisson. Ils parlent. Ils demandent. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Ah oui, mon jouet. C’est ça qu’ils demandent. Tout le monde veut avoir mon jouet. Je leur souris. Je souris à la jeune femme qui est devant moi. Le soleil éclaire son visage couleur de bronze. Ses yeux sont très doux, pas comme ceux de Rada. Elle vient de là-bas, de ma ville, des rues de Takoradi, de Cape Coast, d’Elmina. Je me souviens, je l’ai rencontrée là-bas, lorsque ma tante nous a emmenées, Bibi et moi, visiter la prison des esclaves. À côté du fort, les ruelles sont étroites, les maisons sont en brique et en tôle. Elle était debout à l’ombre d’un toit, elle me regardait. Elle était toute petite, une enfant à la bouche gonflée, aux grands yeux agrandis par la crainte. Je lui ai donné des bonbons. « N’ayez pas peur, mademoiselle. Je m’appelle Ramata. Nous sommes là pour vous aider. Donnez-moi votre arme, s’il vous plaît. » Je n’ai pas peur. Je lui souris, j’ai envie de la serrer dans mes bras, comme si nous nous retrouvions après une longue séparation. J’aime bien son nom, un nom d’Afrique. Lentement, je lui tends le revolver, elle le prend et le donne au policier à côté d’elle. « Vous allez venir avec nous, nous allons nous occuper de vous, n’ayez pas peur. » Je vais avec Ramata, elle n’a pas voulu qu’on me passe les menottes. Je m’appuie sur son bras comme une petite vieille, je marche doucement, à petits pas, les gravillons crissent sous nos semelles, un bruit de sable au bord de la mer.
Je suis de retour. Je croyais ça complètement impossible. Je croyais que je ne reviendrais jamais en Afrique. Je croyais que je mourrais sans avoir revu cette terre, cette lumière, sans avoir respiré cet air, sans avoir bu à nouveau cette eau. Quand on part, comme j’étais partie, comme une mendiante, sans papiers ni bagages, est-ce qu’on pense à revenir un jour ? On part, on ne pourra jamais être une touriste dans le pays où on est née, où on a grandi, où on a été trahie. Je ne savais pas que c’était possible. Je n’y pensais jamais.