Il fallait d’abord exister. Comme je n’avais rien, il a fallu inventer un lieu de naissance, une date, trouver des témoins, des prête-noms. C’est Ramata qui a tout fait. Elle a contacté Madame Crosley, puis les bonnes sœurs du couvent de la Conception de Takoradi, elle a même parlé avec Chenaz et téléphoné à Monsieur Badou en Belgique. Comme je ne voulais pas porter ce nom, elle m’a inscrite sous le nom de Crosley, en attendant la procédure d’adoption. Tout était bancal, les documents étaient postdatés, les signatures manquaient, les chiffres étaient faux, mais ça s’est fait, comme une suite de rouages qui se déclenchent les uns après les autres, du ressort jusqu’à la décision finale du tribunal de grande instance. C’est Bibi qui a trouvé pour moi le moyen de retourner en Afrique, assistante volontaire dans le dispensaire de Takoradi. Et je suis partie.
L’équipe est multinationale, il y a des Français, des Anglais, des Coréens, des Américains, et même une Australienne. La plupart, comme moi, n’ont aucune expérience médicale. Nous portons une blouse verte en nylon, un bonnet idem, des chaussons transparents. Nous habitons à quatre par chambre, des cubes de ciment surchauffés, et la douche commune. Nous nous parlons un peu le soir, en fumant une cigarette sur la pelouse, pour éloigner les moustiques. Après les présentations, personne ne demande : « Pourquoi tu es là ? Qu’est-ce que tu as fait avant ? » Ça me donne l’impression que nous sortons de prison. Le chirurgien est ghanéen, il s’appelle docteur Dedjo. Quand je lui ai dit que j’étais née ici, il m’a regardée comme si je racontais une blague. Il parle un anglais impeccable, avec un accent très british. Mais il a des marques sur les joues, j’imagine qu’il est ga. Peut-être akan.
L’hôpital est loin de la mer, sur la route de Tarkwa. Le dimanche, quand nous avons du temps libre, nous allons en bus jusqu’à la ville. Les autres filles vont se promener dans le centre, et moi je prends un taxi pour les plages. Je n’ai pas cherché à retrouver notre maison. C’est après la guerre, tout a été effacé. La plage ne ressemble plus à ce que je connaissais. Ou bien c’est moi qui ne m’en souviens plus très bien. Là où il y avait une étendue libre de sable blanc léchée par l’écume des vagues, maintenant il y a des sortes de cabanons en parpaings avec des toits de tôle qui imitent les huttes des resorts chics. Les pirogues des pêcheurs ont été remplacées par des gondoles et des pédalos, et un appontement en fer sert de refuge aux derniers pélicans. Je marche dans le sable mou, dans le vent d’hiver. Les nuages traînent bas, cachent l’horizon. Il paraît que Takoradi c’est fini, maintenant les touristes en quête de mer et de kitesurf vont plutôt à Kokrobite ou Amonabu.
Je me suis assise pour regarder la mer, en attendant l’heure de retourner vers Tarkwa. Il a dû y avoir une tempête les jours passés, parce que les vagues montrent un ventre jaunâtre, et l’écume n’est pas très blanche. Mais je reconnais cette odeur, elle me fait frissonner et elle entre au fond de moi, jusqu’au centre de mon crâne, une odeur douce et âcre à la fois, rien de calme ni de civilisé, une odeur de violence incompréhensible. C’est la première odeur que j’ai sentie quand je suis sortie du ventre de ma mère. Je n’avais pas encore d’yeux, mais j’ai ouvert toutes grandes mes narines et j’ai respiré l’odeur de la mer, pour le reste de ma vie. Je n’ai pas cherché à comprendre où j’ai été conçue, ce cabanon obscur dans lequel ma mère a reçu la semence de mon père. Peut-être après tout que c’était dans un de ces affreux bungalows décrépits, et sur la plate-forme en ciment de l’hôtel un orchestre bancal estropiait un reggae ? Quelle importance ? Ma naissance, je sais bien où elle a eu lieu, dans le dispensaire où je travaille. À l’époque, ce n’était pas encore un site officiel de l’action humanitaire (medecinsdumonde.org), mais juste un petit hôpital de campagne tenu par les bonnes sœurs de la Conception, quelques Irlandaises, des Nigérianes, un toubib anglais à la retraite. J’ai visité toutes les salles. La plus ancienne sert maintenant d’entrepôt au matériel médical, cartons de pastilles, seringues, goutte-à-goutte, poches de plasma. Il y a un gros réfrigérateur antédiluvien, avec une poignée rouillée, qui ronronne et parfois tousse un peu. La fenêtre donne sur la cour de terre battue, bordée de limoniers. Bien sûr je n’ai rien vu du tout quand je suis née, ni ici, ni sur la plage. J’ai vécu comme un petit animal abandonné, dans un berceau à deux places, poings et cœur fermés, juste bonne à téter et à salir mes couches, jusqu’à ce que quelqu’un de la famille Badou vienne me chercher et m’amène chez eux. Quelle importance ?
Le dispensaire n’accueille pas souvent des bébés. Les petites filles jetées vont dans les orphelinats de la capitale. À Tarkwa, ce sont les cas extrêmes. Hier, j’ai assisté à l’extirpation d’une tumeur du scrotum. Le patient est un homme de soixante ans, mais qui paraît plus âgé, à cause d’une vie agitée. Il est surtout préoccupé par ses futurs exploits sexuels, avant l’injection de l’anesthésie il me prend par la main, et il répète d’une voix geignarde : « Vous n’allez pas me l’abîmer, vous n’allez pas le couper ? » et moi je dois seulement lui dire : « Ben, vous allez être plus sage maintenant. » L’extirpation de la tumeur a été une vraie boucherie, du sang partout, sur mes gants, sur ma blouse verte, même sur mes chaussons en plastique. Un peu plus tard, je sors dans la cour pour fumer une cigarette avec les autres volontaires. Le soleil brûle à faire tourner la tête. « Comment c’était ? » demande une des filles qui n’a pas osé assister à l’affaire. Je ricane, peut-être parce que je pense à ce qui s’est passé ici, pour moi, il y a trente-trois ans.
« Ben, c’était pas pire qu’un accouchement. »
J’ai cherché Julia. Je ne sais pas son nom de famille. Je ne connais que ce prénom, c’est par les vieux de l’hôpital que je l’ai appris. C’était elle la sage-femme, du temps des sœurs de la Conception. Elle n’est pas religieuse, elle a quitté la maternité depuis longtemps, mais beaucoup se souviennent d’elle, parce qu’elle était la meilleure, celle qu’on appelait quand la naissance était difficile, le bébé ne se présentait pas bien, ou la maman ne dilatait pas assez. Elle avait des recettes, des décoctions, des prières, elle savait calmer l’angoisse des parturientes, elle savait masser les fontanelles des marmots.
À force de demander, j’ai pu avoir son adresse. C’est près du marché, Summer Road, à toucher la pharmacie Kenrich. J’y suis allée un dimanche, pour être sûre de la trouver. La maison est minuscule, entre deux blocs de béton. Elle survit aux réfections, comme une dent gâtée au milieu de prothèses trop blanches. Quand j’ai frappé à la porte de fer, c’est un garçon de quinze ans qui m’a ouvert, il m’a regardée avec méfiance. J’ai pensé qu’il me prenait pour une envoyée de la banque ou quelqu’un de ce genre, qui allait donner du papier timbré et prendre la maison. Quand j’ai dit le nom de sa grand-mère, il l’a appelée sans se retourner. Il continuait à me regarder, un air de défi dans son regard, avec sa casquette de faux rappeur et ses baskets. Julia est arrivée. Je ne la voyais pas comme ça, si menue, si simple. Avec sa robe tablier et ses tongs, elle ressemble à une paysanne. Ses cheveux gris sont tressés en nattes attachées au sommet du crâne, une coiffure de petite fille. Je l’ai regardée sans rien dire, et puis je n’ai pas pu résister, j’ai dit : « C’est Rachel, vous vous souvenez de moi ? Rachel. » Ridicule. Elle a dû en mettre au monde des milliers, des Rachel et des Judith, et des Norma.