Mais elle ne m’a pas renvoyée. Au contraire, elle m’a prise par la main et elle m’a fait entrer chez elle. Chez elle, c’est juste une pièce obscure, encombrée de fauteuils et d’une table sur laquelle trône une télé. Un rideau est tiré sur une porte que j’imagine être celle de sa chambre, une alcôve plutôt à en juger d’après l’ombre. Le garçon a disparu, il nous a laissées dans la salle, il est parti rejoindre ses copains. Nous restons, Julia et moi, sans rien dire. Le vert des murs et des rideaux, le rouge sombre des tomettes, les tapis et les napperons, les photos encadrées accrochées aux murs empêchent de parler, mais nous ne sommes pas dans le silence, parce qu’on entend le bruit de la rue, les klaxons des taxis collectifs, la musique des boombox dans les bars voisins. Quand je dis à Julia que c’est elle qui m’a mise au monde, il y a plus de trente ans, elle qui m’a donné le biberon et s’est occupée de moi, elle ne répond rien, seulement a-an, comme ça, en hochant la tête, et en se balançant un peu dans son fauteuil. Elle parle bien l’anglais, elle est allée à l’école. J’ai apporté les papiers que j’ai — pas le passeport tout neuf au nom d’une certaine Rachel Crosley, mais tout ce que j’ai sauvé de ma vie d’avant, les papiers de ma naissance, les vaccins et le livret de l’école. Elle les regarde l’un après l’autre attentivement. Je lui montre aussi une vieille photo que je n’ai jamais réussi à perdre, même quand j’avais perdu la tête, sur laquelle je suis avec Bibi, sur la plage de Takoradi, j’ai neuf ans, Bibi quatre, j’ai un bikini blanc et elle juste sa petite culotte, nous avons des chapeaux de paille, l’écume des vagues nous éblouit. Julia prend la photo, elle l’incline à la lumière pour mieux voir. Elle est souriante, mais je sens qu’elle est sur ses gardes. Qu’est-ce qu’une femme comme moi vient faire chez elle ? Peut-être que son petit-fils, le garçon à la casquette, lui a dit de se méfier, de ne rien signer. Elle me rend les papiers, bien rangés en ordre, sans faire de commentaires. Qu’est-ce que j’espérais ? Qu’elle se souvienne, qu’elle m’appelle par mon nom, qu’elle m’embrasse ? Pourtant, quand le moment est venu de m’en aller, Julia va dans sa chambre, elle revient avec un album, et elle me montre les photos de sa famille. Sur l’une d’elles, elle a une trentaine d’années, elle est habillée d’une blouse qui a dû être verte mais la photo n’a retenu que du gris. Sur la tête, une coiffe blanche à ourlet, et aux pieds des tennis blancs. Elle est souriante, derrière elle on voit des berceaux alignés, surmontés de moustiquaires. Je sais pourquoi cette photo m’émeut. C’est la première fois que je suis si près de ma naissance, je n’apprendrai plus rien désormais. Julia a compris mon émotion, un nuage passe sur son visage souriant, quelque chose comme le souvenir, mais c’est évidemment tout à fait impossible, il y a si longtemps. Mon nom et mes papiers ne lui ont rien dit, c’est juste quand je reste penchée sur cette photo, alors elle la détache de l’album et elle me la tend, elle n’a rien d’autre à me donner, rien d’autre à partager, et moi je ne peux pas accepter. Au moment de passer la porte pour me rejeter au-dehors, dans la lumière et le bruit de la rue, elle ouvre ses bras et je me serre contre elle, elle qui est toute petite et légère, mais ses bras sont puissants comme ceux des sages-femmes.
Ma-krow, je lui dis, les seuls mots de twi que je connaisse, ma-krow auntie. Alors elle pose ses mains sur ma tête, elle me donne sa force, une pluie douce et chaude qui descend le long de mon corps et me fait frissonner. Elle retourne vers la maison et elle referme la porte. Moi je marche à nouveau dans la rue, vers la station des taxis. Je suis prise d’une sorte de vertige, la chaleur et la foule sans doute. Et puis c’est toujours un peu angoissant de commencer une nouvelle histoire.