— Pardon, interrompit Bourlin, il buvait du whisky ?
— Oui, comme tous les soirs, deux verres. Il a filé comme un lâche pour aller courir à cheval et, avant, la main sur la porte, il m'a dit : « Il avait prévenu qu'il tuerait les gosses avec. Alors oui, je me suis protégé, mais toi aussi. Mets-toi à ma place. » Et moi, j'ai gueulé : « Plutôt crever qu'être à ta place ! » Je suis rentré au pavillon, comme cinglé. J'ai entendu revenir le cheval et je voulais toujours voir mon père griller en enfer. Et trois heures après, un peu de raison m'est venue. Bien sûr qu'il avait voulu me protéger. Alors le matin, je suis allé le voir pour parler plus calmement avec lui. Je suis monté à son bureau, et je l'ai trouvé mort. Il s'était tué, à cause de moi.
Amédée tira sur chacun de ses doigts et fit craquer ses articulations. Cela aussi, il savait le faire. Céleste pleurait silencieusement dans un coin. Adamsberg servit un restant de café, le gâteau était consommé, 20 h 30 sonnaient au clocher d'on ne sait quel village, la nuit tombait.
— C'est fini, dit Amédée. Peut-être, je n'ai pas reproduit exactement les mots qu'elle a prononcés, les dialogues et tout cela, je n'ai pas la mémoire de Victor. Mais c'est ce qui s'est passé. Au moins, ma mère lui aura mis le feu au cul, et c'est bien la seule qui aura eu du cran. Est-ce que vous serez obligés de dire ce qui s'est passé en Islande ?
— Non, dit Bourlin.
— Est-ce que je peux m'en aller à présent ?
— Une seule chose, dit Adamsberg en poussant vers lui un dessin. Vous avez déjà vu ce signe ?
— Non, dit Amédée, surpris. C'est quoi ? Un H ? Comme Henri ?
— Voilà, dit Bourlin après le départ d'Amédée, en frottant son ventre pour calmer la faim qui commençait à lui faire mal. Après ses aveux, Alice Gauthier avait mis sa conscience en ordre, et elle s'est ouvert les veines dans la baignoire. Amédée a raison : elle n'a parlé que pour son seul repos, sans se soucier des conséquences pour le jeune homme. Si cet « immonde » tue tous ceux qui le trahissent, c'est à son tour de la boucler maintenant.
— N'indique pas dans le rapport qu'il nous a parlé.
— Le rapport sur quoi ? dit Bourlin.
Les trois hommes déambulaient dans l'allée sombre, Danglard suivait la ligne de graviers — pour ne pas endommager ses chaussures —, tandis qu'Adamsberg marchait sur le bas-côté, ne laissant jamais passer une opportunité de fouler de l'herbe. Une preuve, avait dit caustiquement le divisionnaire — qui estimait Adamsberg sans l'aimer —, que le commissaire n'avait jamais atteint un degré normal de civilisation. Depuis qu'on laissait pousser les mauvaises herbes sur les grilles des arbres à Paris, Adamsberg déviait souvent ses pas pour passer sur ces grilles, infimes espaces de sauvagerie. Parmi les herbes qu'il écrasait à cette heure, une plante déposait sur le bas de son pantalon de ces petites boules adhérentes qu'il fallait décoller une à une à la main. Il leva la jambe droite, nota dans l'obscurité une dizaine de graines accrochées au tissu, en arracha une. Elles venaient vite, elles étaient douées, elles ne lâchaient pas prise, alors qu'elles n'avaient même pas de pattes. Le nom de cette plante, qu'aucun enfant n'ignore, il l'avait oublié.
Quant à Bourlin, toute préoccupation se diluait quand la faim commandait. Il lui fallait conclure vite.
— Un problème, Adamsberg ? demanda-t-il.
— Aucun.
— Conséquences dramatiques des aveux d'Alice Gauthier, résuma Bourlin : Amédée insulte son père et quand il revient le lendemain pour tempérer ses paroles, il est trop tard. Henri Masfauré, abandonné par son fils, s'est tué.
— Continuez droit devant vous, dit Adamsberg alors que les deux hommes amorçaient un demi-tour. Il nous faut le récit de Victor sur ce voyage en Islande, sans qu'il ait communiqué avec Amédée. Céleste dit qu'il est dans son pavillon, qu'il ne dîne pas avec les autres.
— Qu'est-ce que Victor pourrait nous apporter de plus ? dit Bourlin en haussant ses grosses épaules.
— Et qu'est-ce qu'on fait du signe ? demanda Danglard.
— Sans doute un signe du groupe islandais, dit Bourlin, plus maussade à mesure que les minutes s'écoulaient. On ne saura jamais.
— Si, on saura, répliqua Adamsberg en foulant à dessein une nouvelle touffe de gratteron desséché.
Voilà, il avait retrouvé le nom de cette plante aux graines accrocheuses. Le gratteron.
— Deux suicides, gronda Bourlin. On classe et on va dîner.
— Tu as faim, dit Adamsberg en souriant, et cela t'aveugle. Que dis-tu d'Amédée revenant le lendemain chez la femme Gauthier et, de rage, la noyant dans sa baignoire ? Il dit lui-même qu'il a traîné deux jours à Paris. Tu te rappelles comment il l'a nommée ce soir ? « Cette saloperie de bonne femme. » Cette saloperie qui n'a pas eu le cran de s'interposer pour sauver sa mère, ni le courage de parler après. Pas plus que son père. Et de son père, qu'est-ce qu'il a dit ?
— Cette « saleté de père », dit Danglard.
— Et dès son retour, il l'affronte, ce père, et il le tue. Pourquoi pas deux faux suicides, Bourlin ?
— Parce que Choiseul a fait le boulot : pas de poudre sur Amédée, ni sur les mains, ni sur son pull.
— Tu as faim, c'est pour cela. Amédée enfile des gants, une blouse, et il ressort du bureau propre comme un sou neuf. Ou si l'idée ne te plaît pas, prends ce tueur de l'Islande, ce gars « abominable ». Il tue Alice Gauthier, puis Masfauré.
— Et comment ce tueur aurait su que Gauthier avait parlé ?
— Il pressent peut-être qui va parler, Bourlin. Qui va s'effondrer. À cela, plusieurs déclencheurs possibles : la mort imminente — c'était le cas de la femme Gauthier —, et il le savait. Tant d'aveux se prononcent sur le lit de mort. Et pour Henri Masfauré, le remords, le rejet de son fils après les révélations de Gauthier. Le tueur a dit qu'il les surveillerait tous, non ? On peut supposer qu'il guette particulièrement les malades ou les dépressifs. Ou les buveurs à l'alcool bavard et repentant.
— Ou les croyants, compléta Danglard. Imaginez qu'un curé ait fait partie du groupe. Cela arrive, les curés voyageurs dans les étendues propres et pures.
— Curé qui n'existe pas, jusqu'à nouvel ordre, dit Bourlin en appuyant sur son ventre. Il fait nuit, insista-t-il.
Adamsberg avait pressé le pas et frappait à la porte du pavillon de Victor. La cloche sonnait 21 h 15, relayée par celle d'un village voisin.
— Je comprends la procédure, disait Victor, mais je ne peux pas vous suivre à Paris. L'enterrement a lieu à 9 heures demain, vous vous souvenez ? Dormez dans vos voitures et même devant ma porte, si vous craignez que je ne parle à Amédée, ou même enfermez-moi, et je vous retrouve à 10 h 30 demain. Ou plutôt non, j'ai mieux, dit-il après un regard à Bourlin. Le commissaire a faim, je me trompe ? Puisque je ne suis pas un prévenu — car je ne suis pas considéré comme un prévenu, si ?
— Comme un simple témoin, dit Adamsberg. Nous souhaitons simplement que vous nous racontiez l'Islande. Elle a déjà fait quatre morts. Deux là-bas, il y a dix ans, et deux cette semaine.
— Vous ne croyez pas à des suicides ? demanda Victor, un peu inquiet.
Et si le tueur de l'île venait de se mettre en mouvement, il y avait de quoi l'être, songea Adamsberg.