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— On ne sait pas, dit-il.

— Admettons. Dès l'instant où je ne suis que témoin, et même simple narrateur, est-il autorisé, légalement, que nous dînions ensemble ?

— Rien ne s'y oppose, déclara Bourlin impatiemment.

Victor enfila une veste de velours, passa ses mains dans ses cheveux blonds.

— À huit cents mètres d'ici, il y a une auberge familiale. Les parents, le fils, la fille. J'y vais très souvent. Mais attention, il n'y a qu'un seul menu par soir, on n'a pas le choix. Et il n'y a que deux sortes de vin. Un blanc, un rouge.

Victor donna un tour de clef à sa porte et sortit un petit journal de sa poche intérieure.

— Venez près de la grille, que je puisse lire sous le réverbère. Les menus de la semaine sont publiés dans le journal local. Mardi. Nous sommes bien mardi ? Mardi : Entrée : salade aux gésiers de poulet.

— Je laisserai les gésiers, dit Danglard.

— Je m'occupe de tes gésiers, dit Bourlin.

— Plat : Bavette sauce poivre avec pommes paillasson. Vous voyez ce que sont des « pommes paillasson » ?

— Très nettement, dit Bourlin. Cessons de perdre du temps. Victor, vous avez toute ma sympathie.

Les quatre hommes avançaient rapidement dans la nuit, trois sur le macadam, Adamsberg sur le bas-côté herbeux.

— Vous n'êtes pas de la ville, commissaire ? dit Victor.

— Des Pyrénées.

— Et vous ne vous faites pas à Paris ?

— Je me fais à tout. J'ai dû mal entendre tout à l'heure, je n'ai pas saisi votre nom de famille.

— Mal entendre ? Je ne vous crois pas. Masfauré. Victor Masfauré. Et non, je ne suis pas le fils d'Henri, ni son cousin ni quoi que ce soit de ce genre.

Victor sourit largement dans la nuit. Un grand sourire régulier et généreux aux dents très blanches, qui effaça un instant l'aspect disgracieux de son visage.

— Aucune coïncidence, poursuivit-il en riant presque. Parce que c'est à cause de mon nom que j'ai rencontré les Masfauré. C'est un patronyme rare et Henri voulait savoir si j'étais de la famille. Il possédait un arbre généalogique très complet. Mais rien à faire, il a dû en convenir. Je ne suis pas de sa branche.

— Masfauré, réfléchit Danglard, irrésistiblement attiré par la moindre énigme savante. « Mas » indiquerait la petite ferme provençale. Mais « fauré » ? De Faurest sans doute ? Forest, Forestier ? La ferme de la forêt ? Vos ancêtres étaient provençaux ?

— Ceux d'Henri, oui. Mais d'ancêtres, moi, je n'en ai pas.

Victor écarta les bras, en habitué de cette confidence.

— J'ai été abandonné à la naissance, et élevé en famille d'accueil, dit-il rapidement. Voici l'Auberge du Creux, enchaîna-t-il en leur désignant des lumières au bord de la route. Cela vous convient ?

— Dépêchons, dit Bourlin.

— L'Auberge du Creux ? répéta Danglard. C'est un nom curieux.

— Vous posez le doigt sur les fêlures, commandant, dit Victor en retrouvant son sourire. Je vous raconterai cela. Après l'Islande, dit-il en ouvrant la porte de l'auberge, à petits carreaux vitrés. Qu'on se débarrasse de cette foutue Islande.

Il y avait encore trois tables occupées à cette heure tardive pour le village, et Victor demanda à la patronne — après l'avoir embrassée — la place la plus éloignée, près de la fenêtre du fond.

— Il y a toujours plus de monde quand les pommes paillasson sont au menu, expliqua-t-il pour Bourlin.

VIII

Les gésiers passèrent de l'assiette de Danglard à celle de Bourlin et le commandant emplit les verres. Adamsberg posa la main sur le sien.

— On entend un témoignage, l'un de nous garde l'esprit net.

— J'ai toujours l'esprit net, déclara Danglard. De toute façon, on enregistre, si Victor Masfauré en est d'accord.

Passionné par sa double salade de gésiers, Bourlin confia son appareil à Adamsberg, avec un signe de main signifiant qu'il lui passait le relais, fous-moi la paix quand je mange.

— Victor, combien étiez-vous dans ce groupe ? demanda Adamsberg.

— Douze.

— En voyage organisé ?

— Pas du tout. Chacun était venu de son côté. On avait choisi notre itinéraire, étape par étape, depuis Reykjavik jusqu'à la côte nord. On est arrivés un soir sur la petite île de Grimsey, la plus septentrionale de l'Islande, on dînait dans l'auberge de Sandvík. Ça sentait le hareng, il faisait chaud. Sandvík, c'est le village du port, et c'est le seul. Mme Masfauré avait absolument tenu à aller à Grimsey parce que le cercle polaire traverse l'île. Elle voulait poser ses pieds dessus. La salle était bondée. Et tous les trois, Henri, sa femme et moi, on buvait quelques coups de brennívin après le dîner. C'est le nom de leur gnôle, là-bas. On était bruyants, sûrement. Mme Masfauré surtout, affolée de joie à l'idée de marcher sur le cercle, et c'était communicatif. Puis peu à peu, d'autres Français sont venus nous saluer, et se joindre à notre table. Vous savez comment sont les gens : ils partent au bout du monde pour se dépayser, mais sitôt qu'ils entendent un compatriote, ils lui sautent dessus comme un chameau sur l'oasis. De toutes les femmes qui dînaient ce soir-là, Marie-Adélaïde — Mme Masfauré — était de très loin la plus belle. Attractive en diable. Je crois que c'est surtout sa présence qui a appâté tous ces gens à notre table, femmes comprises.

— Irrésistible, a dit Amédée.

— C'est le mot. Bref, neuf autres Français à notre table, très différents, un peu de tout. On ne savait rien les uns des autres, certains annonçaient leurs professions. Il y avait l'éternel spécialiste des manchots empereurs, je me souviens de sa grosse tête rouge. Rouge, enfin, ce soir-là. Quand on s'est retrouvés coincés sur l'îlot d'en face, il n'était plus question de rouge. Un cadre dans une entreprise aussi, il n'a pas dit de quoi, il avait l'air d'avoir oublié. Et une femme qui travaillait dans l'environnement, avec sa compagne.

Bourlin déplaça sa main gauche sans lâcher sa fourchette et tira une photo de sa serviette en cuir.

— Sur ce cliché, elle a dix ans de plus, dit-il, et elle est morte. C'est elle, la compagne ?

Victor examina rapidement la photo macabre et hocha la tête.

— Sans aucun doute. Elle avait des oreilles trop longues et les oreilles ne rétrécissent pas quand on meurt. Oui, c'est elle.

— Alice Gauthier.

— Alors, c'est elle qui a écrit à Amédée ? Je ne connaissais pas son nom. Un tempérament de cheftaine, une risque-tout, une femme étonnante. Et pourtant, elle a gardé le silence comme les autres, elle a eu peur comme les autres.

— Qui étaient les autres ? reprit Adamsberg.

— Il y avait un grand costaud à la tête rasée, et puis un médecin — sa femme était restée à Reykjavik. Un volcanologue aussi, et celui-là est essentiel.

Bourlin avait posé son index sur ses pommes-paillasson pour en apprécier le moelleux. Satisfait, il regarda Victor qui comptait sur ses doigts, réfléchissait, laissant refroidir son plat.

— Et un sportif, reprit Victor, peut-être un moniteur de ski. Et enfin ce type. Mais ce soir-là, on ne détectait rien d'épouvantable.

— Il faut se nourrir, lui ordonna presque Bourlin. On détectait quoi ?

— Rien. C'était un type ordinaire, ni antipathique ni avenant. Taille moyenne, visage anodin, la cinquantaine, petit collier de barbe, lunettes presque rondes sur un regard sans expression. Mais beaucoup de cheveux, bruns et gris. Un bourgeois, un type dans les affaires, ou bien un professeur, on n'a jamais su. Il avait une canne au bout pointu et ferré, comme c'est normal en Islande, pour tâter le terrain devant soi. Il la levait et la laissait rebondir au sol. Et puis le volcanologue — il s'appelait Sylvain — nous a raconté une légende locale. À la poignée de main que le médecin avait échangée avec lui, l'air respectueux, Sylvain devait être une sommité dans son métier. Mais il était franc comme tout, sans prétention. C'est là que tout a déraillé. À moins que ce ne soit à cause du brennívin. Enfin, c'est là que tout a déraillé.