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La jeune fille de la maison apporta une seconde bouteille. Un visage délicieux, un peu empâté mais clair. Adamsberg la regardait. En plus jeune, elle lui rappelait Danica, et la nuit passée dans sa chambre à Kiseljevo.

Danglard s'était fixé pour mission, parmi tant d'autres, de rappeler Adamsberg parmi eux lorsqu'il le sentait s'éloigner vers des cieux étrangers. Il posa un index sur son poignet et Adamsberg cilla.

— Où étiez-vous ? murmura Danglard.

— En Serbie.

Le commandant jeta un regard à la jeune fille qui avait rejoint le bar.

— Je vois, dit-il. On a dit que ça n'avait pas été du goût de tout le monde, vous vous rappelez ?

Adamsberg hocha la tête en souriant vaguement.

— Pardon, dit-il en revenant vers Victor. Pourquoi tout a déraillé ?

— C'est l'histoire du volcanologue.

— Sylvain, réfléchit Danglard. Sylvain Dutrémont ? Des cheveux très noirs, une barbe dense, des yeux très bleus ? Des cicatrices de brûlures sur une joue ?

— Je ne sais pas, hésita Victor, on ne connaissait pas nos noms. Mais oui, il avait une joue abîmée. Je me rappelle que sa barbe n'avait pas pu repousser dessus.

— Si c'est Dutrémont, il est mort depuis dans l'éruption de l'Eyjafjöll. Celle qui a plongé l'Islande dans un brouillard de cendres.

— Alors cela ferait déjà cinq de moins, dit Victor à voix basse. Sur douze. Mais c'était un accident, je suppose ?

— Il y a eu polémique, expliqua Danglard. Parce qu'on a retrouvé son corps assez loin du cône éruptif, avec des hématomes. Une chute peut-être, alors qu'il tentait de fuir la coulée de lave. L'enquête n'a pas abouti.

Bourlin rompit le bref silence méditatif.

— Qu'a raconté Sylvain ?

— Que le long de la côte de Grimsey, à un jet de pierre, parmi tous les îlots déserts qui la bordent, il y en avait un très particulier, aussi redouté que convoité. On disait qu'il y avait là-bas une pierre encore tiède, de la taille d'une stèle à peu près, et couverte d'inscriptions anciennes. Et que si l'on se couchait sur la pierre tiède, on devenait presque invulnérable, éternel quoi. Parce que l'on était pénétré par les ondes du cœur même de la terre. Enfin, ce genre de trucs. Il faut dire qu'il y avait pas mal de centenaires à Grimsey, et on expliquait ceci par cela. Sylvain a dit qu'il s'y rendait le lendemain pour examiner le phénomène en scientifique, mais qu'il ne fallait à aucun prix le dire, les habitants de Grimsey tolérant mal qu'un homme mette le pied sur cet îlot. Parce qu'il était habité par un démon, un « afturganga », une sorte de mort-vivant. Le médecin a rigolé, on a tous rigolé. Il n'empêche qu'après une heure le groupe entier était partant pour accompagner le volcanologue, même le médecin. On joue les sceptiques, mais au fond, un petit accouplement avec une pierre d'éternité, cela tente tout le monde. Bien que chacun fît mine d'y aller par défi, ou comme à la suite d'un pari d'ivrognes. C'était à environ trois kilomètres, une heure à pied par la banquise, on serait rentrés pour le déjeuner. Tu parles qu'on est rentrés.

Bourlin commandait une seconde portion de pommes de terre et chacun le regarda avec bienveillance. La vitalité rabelaisienne du commissaire bonifiait l'atmosphère à mesure qu'on s'approchait de l'épicentre du récit.

— On s'est mis en route à 9 heures, en partant du bout de la jetée du port. Sylvain nous a de nouveau mis en garde : pas un mot aux locaux, car outre l'« afturganga », ils avaient horreur que des touristes ignares aillent souiller la pierre tiède en posant leur cul dessus. Le temps était bleu, glacial et parfait, sans un nuage. Mais en Islande, ils disent que le temps change sans cesse, c'est-à-dire toutes les cinq minutes si ça lui chante. Du bout du port, Sylvain nous a discrètement désigné le rocher noir, avec sa forme étrange, en « tête de renard », disait-on, c'est-à-dire avec deux petits cônes qui le surplombaient, comme des oreilles, et sa plage sombre en forme de museau. On est arrivés sans encombre, en évitant les failles entre les blocs de glace. L'îlot était minuscule, on en a vite fait le tour, et c'est le cadre supérieur — Jean ? On l'appelait Jean ? — qui a trouvé la pierre.

— Je croyais que vous aviez une mémoire d'exception, observa Danglard.

— Oh, je ne me souviens que de ce qu'on me demande. Ensuite j'efface, cela fait de la place. Vous n'effacez pas, vous ?

— Surtout pas. Et donc, ce Jean ?

— Il s'était allongé sur la pierre, et il riait, toute réserve envolée. Et à mesure que chacun faisait son petit tour sur la stèle — qui était tiède, c'est vrai —, le temps passait. Le type au crâne rasé s'était étendu dessus avec grand sérieux et sans dire un mot, fermant les yeux. Soudain, Sylvain l'a secoué et a presque crié : « On s'en va maintenant, on rentre. » Et du bras, il a montré une montagne de brume qui s'avançait vers nous. Si vite qu'après vingt mètres sur la banquise, Sylvain a renoncé et on a rebroussé chemin. On n'y voyait plus qu'à six mètres, puis quatre, puis deux. Il nous a ordonné de nous tenir par la main et nous a reconduits sur l'îlot. Il nous a rassurés, disant que tout pouvait se dissiper dans dix minutes, ou dans une heure. Mais rien ne s'est dissipé. On allait y rester quatorze jours. Quatorze jours dans un froid atroce et sans rien à bouffer. L'îlot était désertique, un lieu pour les morts, un lieu pour l'afturganga qui le gardait. Du roc noir et neigeux, pas un arbre, pas une bestiole, pas une…

Victor se tut brusquement, couteau suspendu en l'air, et sa terreur était si nette que tous s'immobilisèrent avec lui. Adamsberg et Danglard se retournèrent, suivant la direction de son regard. Il n'y avait rien à voir qu'un mur et deux portes vitrées. Entre elles, un maladroit tableau de la vallée de Chevreuse. Œuvre de Céleste, une copie conforme à celui du bureau de Masfauré. Victor demeurait dans la même posture, respirant peu. Adamsberg fit signe à ses collègues de reprendre silencieusement une position naturelle. Il ôta le couteau de la main du jeune homme, puis abaissa son bras sur la table, comme il aurait manipulé un mannequin. Saisissant son menton, il lui tourna le visage.

— C'est lui, souffla Victor.

— L'homme attablé derrière nous, que vous voyez dans le miroir ?

— Oui.

Victor s'ébroua comme un des chevaux du haras, avala d'un coup son verre et se frotta le visage.

— Désolé, dit-il. Je ne pensais pas que raconter l'histoire me ferait perdre pied. Je ne l'ai jamais dite à personne. Ce n'est pas lui, c'est le reflet qui m'a égaré. D'ailleurs, il a l'air plus jeune qu'il y a dix ans.

Adamsberg examina l'homme entré peu après eux dans l'auberge. Il dînait seul, distrait, le journal local étalé sur sa table, jetant un regard lassé sur la salle. Il semblait fatigué par sa journée, simplement désireux de se coucher.

— Victor, dit Adamsberg à voix basse, il n'a ni collier de barbe ni cheveux blancs, sauf sur les tempes. Réfléchissez. Qu'est-ce qui vous a fait penser à lui ?

Victor plissa son front bas, tordant rapidement une boucle de cheveux entre ses doigts.

— Je suis désolé, répéta-t-il.

— Réfléchissez, répéta doucement Adamsberg.