— Ce sont ses yeux peut-être, dit Victor d'une voix hésitante, comme proposant une hypothèse. Ses yeux insignifiants qui regardent tout, qui fixent quand on s'y attend le moins.
— Il nous a fixés ?
— Vous, oui.
Adamsberg se dirigea de son pas tanguant — à peine — vers la patronne, au travail derrière son bar. Après quelques instants, elle venait s'asseoir à leur table.
— Vous n'êtes pas le premier, dit la grande femme en s'amusant, ni ne serez le dernier, tout commissaire que vous êtes. Même des grands restaurants, ils sont venus, pour essayer de savoir. Mais non, dit-elle en secouant son torchon, c'est à nous et ça reste ici. Pensez !
Adamsberg lui versa un verre de vin.
— Oh vous pouvez bien essayer avec ça ! continua la femme en avalant une gorgée. Je ne le dirai qu'au bord de ma tombe, et à ma fille encore !
— Aveu sur son lit de mort, marmonna Danglard. Allons, madame, on ne le confiera à personne, parole d'homme.
— Il n'y a pas de parole d'homme qui tienne, ni pour ça ni pour autre chose. J'ai connu une crêpière, dans le Finistère, eh bien elle a été torturée pour livrer son secret. Elle a finalement dit qu'elle mettait de la bière dans sa pâte et ils l'ont lâchée. Mais c'était pas de la bière.
— Mais de quoi parle-t-on ? demanda Bourlin d'une voix un peu alentie, tandis que Danglard se faisait au contraire plus vif à mesure qu'il buvait. À croire que l'alcool le soignait.
— De la recette des pommes paillasson, dit Danglard.
— Mais aussi de votre client solitaire, là-bas, près de la porte, dit Adamsberg. Trois mots sur lui, et je vous libère.
— Ben je ne le connais pas. Et je sais pas si j'ai le droit de parler de mes clients. Et puis nous et la police, ça fait deux. Pas vrai, Victor ?
— Vrai, Mélanie.
— Nous sommes d'accord, approuva Adamsberg en souriant, la tête un peu penchée.
Danglard observa le commissaire à l'œuvre, transformant inconsciemment son visage osseux, fait de bric et de broc, en un piège aussi charmant que subit.
— Vous ne le connaissez pas, mais vous ne voulez pas parler de lui. C'est donc que vous savez un petit quelque chose tout de même ? dit Adamsberg.
— Trois mots alors, dit Mélanie, boudant faussement.
— Cinq, négocia Adamsberg.
— C'est que je l'ai trouvé bizarre, c'est tout.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il m'a demandé si je connaissais le cordonnier.
— Pardon ?
— Le cordonnier de Sombrevert. J'ai pas compris. J'ai dit oui, que tout le monde se connaît ici, et après ? J'aime pas ces manières. Alors il a sorti sa carte, et j'ai lu « inspecteur des impôts ». Alors j'ai dit : « Et alors ? Vous vous figurez qu'il cache quoi, le cordonnier ? Des bouts de lacets ? »
— Bien répondu, dit Victor.
— Ça m'a énervée, quoi, ces types, toujours à fouiller la merde — oh pardon, commissaire.
— Je vous en prie.
— Enfin, à faire suer le pauvre monde, tandis que les vrais sous, ils sont ailleurs. Je me suis dit que tout ce qu'il cherchait, c'était à me montrer sa carte. Pour m'impressionner en somme. Et ils y arrivent, c'est ça le pire, même quand on n'a rien à se reprocher. En cuisine, on a fait bien attention à la cuisson de sa viande. C'est dire, quand même. Plus vite il débarrassera le plancher, mieux on se portera.
— Mélanie, intervint Victor, ta petite salle privée, tu voudrais bien nous l'ouvrir ? C'est qu'avec ces messieurs, on voudrait être tranquilles, tu comprends ?
— Je comprends mais c'est pas chauffé, je vais préparer un feu. C'est à propos de la mort de ce pauvre M. Henri ?
— Bien sûr, Mélanie.
La patronne hocha lentement la tête.
— Un bienfaiteur, dit-elle. Victor, où c'est qu'est la cérémonie demain ? À Malvoisine ou à Sombrevert ?
— Ni l'un ni l'autre. On fait la messe au Creux. À la petite chapelle. Enfin, tu sais bien qu'il n'y croyait pas. C'est pour ne pas offenser.
— Au Creux, je sais pas si c'est bien correct, dit Mélanie en secouant ses joues. Enfin, on y est bien, nous, au Creux. Tant qu'on ne s'approche pas de la tour.
Danglard se retint, ce n'était pas le moment de disserter sur les superstitions du « Creux ». Mélanie avait lancé le feu dans la salle annexe, et les hommes se serrèrent sur un banc d'école peint en bleu, s'approchant des flammes. Sauf Adamsberg, qui marchait derrière eux.
— J'en rêve souvent, vous savez, dit Victor. Curieusement, pas des coups de couteau, ni d'elle. Je rêve de la manière dont on a réussi à faire du feu, grâce au légionnaire — on l'appelait comme ça, le type au crâne rasé. Le jour de notre arrivée, on restait tous comme des abrutis sur la rive à surveiller la levée de la brume. Lui, il a donné des ordres : préparer du bois pour le feu, élever deux murs de neige en pare-vent, chercher des bestioles à bouffer. Il nous commandait comme un adjudant et on a obéi comme des soldats. « Où ça, du bois ? a demandé le cadre sup'. Il ne pousse rien sur cette île. » « Là-haut, abruti ! il a gueulé, le légionnaire. Aucun de vous n'a vu quoi que ce soit ? Il y a des baraquements de trente mètres de long sur la plate-forme, des vieux séchoirs à poissons. Démontez-moi ça, planche par planche ! Les autres, ramassez de la neige, tassez-la à fond, faites des blocs. Allez-y par trois, en vous tenant la main ! Et grouillez-vous avant la tombée de la nuit ! » Une boule d'énergie, le légionnaire. À croire que sa pause sur la pierre tiède lui avait réussi.
Victor tendit ses mains vers la cheminée.
— Le feu, bon sang, si on ne l'avait pas eu. Et c'était grâce à cette tête brûlée. Une brute, mais une brute efficace. Le soir, ça flambait bien, on avait construit nos murs de neige à distance des flammes et bloqué la seule petite issue avec nos sacs.
Bourlin tira sur sa cigarette, pris par les glaces de l'Islande, se réchauffant aux flammes. Ici, c'était privé, et Mélanie avait apporté des cendriers et disposé les tasses à café, plus un verre à digestif pour M. Danglard.
— C'était notre baraque, continua Victor. Il faisait bien zéro degrés là-dedans, mais moins 6/7 degrés dehors, avec le vent. On se pétrifiait quand même et le légionnaire nous obligeait à nous lever toutes les heures, jour et nuit, à coups de claques s'il le fallait, pour bouger et parler — réciter l'alphabet bien fort —, pour qu'on ne se gèle pas les membres ni le visage. Rien à manger, on a somnolé assis. Crâne rasé ne voulait pas qu'on se couche sur la neige. Quelle plaie ce gars, mais il nous a sauvé la vie. Jusqu'à ce que cette ordure au collier de barbe nous l'enlève. Il ne tolérait pas les ordres du légionnaire. Il y a eu une bagarre, ça faisait trois jours qu'on n'avait rien mangé, et soudain, l'ordure s'est emportée. Il a sorti un couteau de barbare, et d'un seul coup, plus de légionnaire. Le sang giclait dans la neige, c'était immonde. Il a juste dit : « Il nous emmerdait. » Ça a été sa seule messe.
Victor leva les yeux vers Adamsberg.
— Je voudrais aller plus vite. Ou alors je bois un verre de gnôle, comme le commandant.
— Les deux en même temps, répondit Adamsberg, appuyé au manteau de la cheminée. Ce signe, dit Adamsberg en ouvrant son carnet, cela vous rappelle quelque chose ?
— Rien du tout. Pourquoi ? C'est quoi ?
« C'est quoi ? », avec le même étonnement qu'Amédée.
— Rien, reprit Adamsberg. On vous écoute, Victor.
— Il est parti enfoncer le corps dans la banquise, pour que les oiseaux ne lui piquent pas les yeux, ne le bouffent pas devant nous tant qu'il était encore tiède. Et puis trois jours après, il a déclaré que tant qu'à crever, il tirerait un coup avant, en regardant Mme Masfauré. Henri et moi, on s'est levés. Nouvelle bagarre.