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Victor toucha son nez.

— Il m'a balancé un tel coup droit qu'il m'a cassé le nez. Avant j'avais un nez normal, à présent j'ai ce truc. Il a renversé Henri d'un revers de bras. Il semblait bâti en fer, ce type. Et sur son commandement, couteau sorti, on s'est tous rassis. Des lâches, hein ? Mais sans manger depuis six jours et en se gelant les os, on était sans forces. Lui, il avait aussi dû tirer un truc de l'énergie du cœur de la terre de la foutue pierre. Mais dans la nuit, il y a eu des cris, Mme Masfauré hurlait, et ce mec immonde fouillait sous son anorak, les mains sous son pantalon. Je vais vite, commissaire, je n'aime pas cette scène. Henri et moi, à nouveau debout, comme des morts-vivants glacés. D'autres aussi. Mme Masfauré a poussé le gars d'un rude coup, il est tombé dans le feu.

Victor sourit largement, comme Amédée.

— Putain, il avait le froc en flammes, il se tapait dessus, ça brûlait, on voyait presque ses fesses cramer à la lumière du feu. Un de nous — Jean, le cadre ? — a crié : « On voit ton cul, assassin ! Va le griller en enfer ! » Et Mme Masfauré qui se foutait de sa gueule et le traitait de tous les noms. Alors le gars a sorti sa saleté de couteau et il lui a planté dans le corps. De Mme Masfauré. Droit dans le cœur.

Victor prit le gobelet d'eau-de-vie que lui apportait Mélanie.

— On a vécu dans la terreur toute la nuit. Pendant que ce type était parti jeter le corps et qu'Henri sanglotait, on s'est juré de lui faire la peau. Mais à l'aube, il n'était pas là. Tous les jours il arpentait l'île sans relâche, il ne désarmait pas. Il cherchait de quoi manger, et on s'est tus. Il a réapparu un soir, il a ordonné qu'on jette des pierres dans le feu, puis il a balancé de la viande dessus. Des kilos de poisson, on était hypnotisés. Il a dit : « S'il y en a un de vous qui sait appâter les phoques, qu'il se lève. Cinq jours que j'ai posé les pièges. Si vous voulez bouffer, allez-y. Mais qui bouffe se tait. Et qui parle est mort. » On a bouffé. C'était un gros mâle, mais à dix, on n'en avait pas pour longtemps. Au matin, il est reparti poser ses pièges, tourner dans l'île avec son bâton. Faut le dire, pendant qu'on se blottissait près du feu comme des vaincus en récitant l'alphabet, lui, il tenait bon, il cherchait, il cherchait. Et plus tard, il a halé un autre phoque, un jeune ce coup-ci.

— Pardon, dit Danglard, Amédée ne nous a parlé que d'un seul phoque. C'est une erreur d'Alice Gauthier ?

— Impossible. Amédée n'a jamais été très attentif, surtout en ce moment. Deux phoques. Un gros mâle, et puis ce jeune. Ce type nous a sauvé la vie, faut lui concéder ça. Après tout, il aurait pu dévorer son butin dans son coin, sans qu'on n'en sache rien. Mais il a partagé. Avec Henri, on en a parlé quelquefois, plus tard. De ce gars assez taré pour tuer comme on respire, et assez humain pour répartir sa viande. Après tout, s'il nous avait tous abattus, et il le pouvait, et qu'il avait mangé ses phoques tout seul, il avait largement le temps d'attendre que la brume se lève. Enfin elle s'est levée, cette foutue brume, et en dix minutes encore. On s'est accrochés par les épaules, et on s'est mis en route. À nouveau, on voyait les toits du village. On nous a récupérés, nourris, lavés — on puait la graisse de phoque et le poisson pourri de la tête aux pieds —, mais on avait tous les lèvres scellées. Pas tout à fait. On racontait comme un seul homme qu'on avait perdu deux compagnons là-bas. Morts de froid, c'était la version imposée. Ou on y passerait nous aussi, c'est ce qu'il nous avait dit. Nous, nos proches, nos enfants, nos parents, nos amis. Moi, je n'avais ni enfant ni parents ni amis. Au nom de son fils, Henri m'a supplié de me taire. On a laissé le meurtrier en paix, et je vous jure qu'il était dangereux. Qu'il l'est encore.

— Les noms ? demanda Adamsberg. Les noms des autres membres du groupe ?

— Personne ne les connaît. Sauf lui.

— C'est impossible, Victor. Deux morts, il y a forcément eu une enquête à votre retour. On a dû prendre vos témoignages et vos identités.

— C'était bien l'intention de la police d'Akureyri, en face, sur le continent. Mais le type avait tout prévu. Sans nous laisser le temps de nous remettre, il nous a fait monter le lendemain sur un ferry pour la petite ville de Dalvík. En évitant donc Akureyri. J'ai cru qu'Henri allait crever pendant les six heures de traversée. De là, Reykjavik et puis Paris. Les autorités d'Akureyri, elles ne se figuraient pas une seconde qu'on tenterait de filer. Pourquoi on aurait filé ? Alors elles ont pris leur temps. C'est comme cela qu'on leur a glissé entre les doigts.

— Masfauré, il a bien dû déclarer le décès de sa femme ?

— Forcément. Mais ça ne gênait pas le tueur qu'on sache le nom des morts, des deux « morts de froid ». Mais en aucun cas le sien, ni les nôtres. Le « légionnaire » aussi a été identifié, par un témoignage de sa sœur. Un certain Éric, Éric Courtelin je crois. Vous pouvez vérifier tout cela dans les actualités de l'époque. Taisez-vous ! ordonna-t-il en se levant brusquement.

— Mais on ne parle pas, objecta Danglard, tandis que Bourlin levait des yeux mi-clos.

Cette fois, il n'y avait pas de peur sur le visage de Victor, mais une animation un peu passionnée. Adamsberg perçut au-dehors un raclement, un cri plaintif et pénible.

— C'est Marc, dit Victor en ouvrant la fenêtre d'un coup sec.

Adamsberg s'approcha, se demandant quel genre de gars pouvait produire un gémissement aussi hérissant qu'inhumain. Sans un mot d'explication, Victor enjamba le rebord de la fenêtre et sauta sur la chaussée, comme propulsé par l'urgence.

— Je reviens, dit Adamsberg à Mélanie. Auriez-vous une place, modeste, un palier, un fauteuil, n'importe quoi, pour coucher le commissaire ? Je reviens.

« Je reviens. » Ces deux mots mille fois dits, comme si Adamsberg réassurait sans cesse son entourage, redoutant lui-même de ne jamais revenir. On prend un chemin de forêt, on regarde les arbres, et puis qui sait ?

IX

Adamsberg était déjà aux trousses de Victor, lui-même aux trousses de ce Marc geignant et grondant, quand il entendit la course caractéristique de Danglard derrière lui.

Qui n'avait jamais vu courir le commandant Danglard en était surpris. Mélanie, depuis le pas de sa porte, regardait cet être se déplacer de la plus étrange manière, le buste sans forme projeté vers l'avant, suivi, loin derrière semblait-il, de deux jambes longues mais sans tenue, qui lui rappelaient les cierges fondus de l'église de Sombrevert. Dieu l'ait en sa sainte garde.

— Après quelle bête court-il ? haleta Danglard en se rapprochant d'Adamsberg.

— Ce n'est pas une bête, c'est un mec.

— Un mec comme ça, j'appelle ça une bête.

Adamsberg remonta aux côtés de Victor et l'attrapa par sa nuque en sueur.

— Merde ! lui cria Victor. C'est Céleste ! Marc est venu me chercher !

— Qui est Marc ?

— Mais son sanglier, bon sang !

Adamsberg se tourna vers Danglard, qui avait déjà pris dix mètres de retard.

— Vous aviez raison, commandant. C'est une bête. Qui nous mène droit vers Céleste, ne me demandez ni pourquoi ni comment.

Au lieu d'emprunter l'allée de la maison, Victor s'engagea dans les bois de l'ouest, connaissant son sentier sur le bout des doigts. Adamsberg le talonnait, Danglard s'essoufflait à l'arrière avec sa lampe-torche, tenace, protégeant ses chaussures. Un bon kilomètre de forêt, estima Adamsberg en s'arrêtant derrière Victor devant une vieille cabane en bois, où un très puissant sanglier, en effet, soufflait face à la porte.

— Attention, prévint Victor, Marc n'aime pas les étrangers, et particulièrement quand on s'approche de la demeure de Céleste. Prenez ma main, je vous guide, il faut mélanger nos odeurs. Caressez sa tête. Vous verrez, son museau est soyeux comme celui d'un caneton. C'est sa particularité : son groin est resté enfant.