— Attendu pour quoi, au juste ? demanda Danglard en ajustant ses boutons de manchette. De quoi s'agit-il ? D'un hiéroglyphe, c'est cela ?
— Du dernier dessin d'une suicidée. Un signe indéchiffrable. Le commissaire Bourlin en est très chiffonné, il veut comprendre avant de classer l'affaire. Le juge est sur lui comme une tique. Une très grosse tique. On a quelques heures.
— Ah, c'est Bourlin, dit Danglard en se détendant, tout en lissant sa veste. Il redoute une crise nerveuse du nouveau juge ?
— En tant que tique, il craint qu'il ne lui crache son venin.
— En tant que tique, il craint qu'il ne lui injecte le contenu de ses glandes salivaires, corrigea Danglard en nouant sa cravate. Rien à voir avec un serpent ou une puce. La tique n'est d'ailleurs pas un insecte, mais un arachnide.
— C'est cela. Et que pensez-vous du contenu des glandes salivaires du juge Vermillon ?
— Franchement, rien de bon. Cela dit, je ne suis pas expert en signes abscons. Je suis fils de mineurs du Nord, rappela le commandant avec fierté. Je ne connais que quelques bricoles par-ci par-là.
— Il vous espère néanmoins. Pour sa conscience.
— Il est certain que pour une fois que je servirai de conscience, je ne peux pas manquer cela.
IV
Danglard s'était assis sur le bord de la baignoire bleue, celle-là même où Alice Gauthier s'était ouvert les veines. Il observait le bas-côté blanc du meuble de toilette, où elle avait apposé cette inscription au crayon à maquillage. Dans la petite salle de bains, Adamsberg, Bourlin et son brigadier attendaient en silence.
— Parlez, bougez, bon sang, je ne suis pas l'oracle de Delphes, s'écria Danglard, contrarié de n'avoir pas déchiffré le signe sur-le-champ. Brigadier, ayez la gentillesse de me faire un café, on m'a tiré du lit.
— Du lit ou d'un bar au petit matin ? murmura le brigadier à l'adresse de Bourlin.
— J'ai l'ouïe fine, dit Danglard, posé avec élégance sur le bord de cette baignoire usée, sans détourner les yeux du motif dessiné. Je n'ai pas demandé de commentaires, j'ai demandé un café, avec amabilité.
— Un café, confirma Bourlin en attrapant le bras du brigadier, sa grosse main en faisant aisément le tour.
Danglard tira un carnet courbé de sa poche arrière et recopia le dessin : un H majuscule, mais dont la barre centrale était oblique. À quoi s'ajoutait, emmêlé dans cette barre, un trait concave :
— Un rapport avec ses initiales ? demanda Danglard.
— Elle se nommait Alice Gauthier, nom de jeune fille Vermond. Néanmoins, ses deux autres prénoms sont Clarisse et Henriette. H, comme Henriette.
— Non, dit Danglard en secouant ses joues molles, ombrées du gris de sa barbe. Ce n'est pas un H. La barre est nettement oblique, elle monte fermement vers le haut. Et ce n'est pas une signature. Une signature finit toujours par muter, elle absorbe la personnalité de l'auteur, elle se penche, elle se déforme, elle se contracte. Rien qui corresponde à la droiture de cette lettre. C'est la reproduction fidèle, presque scolaire, d'un signe, d'un sigle, et très peu souvent faite. Si elle l'a écrit une fois, ou cinq, c'est un maximum. Parce que c'est un travail d'écolier studieux et appliqué.
Le brigadier revint avec le café, provocateur, déposant le gobelet de plastique brûlant dans la main de Danglard.
— Merci, marmonna le commandant sans réagir. Si elle s'est tuée, elle désigne ceux qui l'y ont acculée. Pourquoi crypter le signe en ce cas ? Par peur ? Pour qui ? Pour des proches ? Elle invite à la recherche, mais sans non plus trahir. Si on l'a tuée — et c'est votre souci, Bourlin ? — , elle désigne sans doute ses attaquants. Mais une fois encore, pourquoi pas en clair ?
— C'est sûrement un suicide, gronda Bourlin, défait.
— Je peux ? dit Adamsberg, adossé au mur, en sortant à dessein une cigarette défraîchie de sa veste.
Un mot magique pour le commissaire Bourlin qui gratta une énorme allumette en réponse et en alluma une à son tour. De cette si petite salle de bains soudain enfumée, le brigadier sortit avec humeur, se postant sur le pas de la porte.
— Sa profession ? demanda Danglard.
— Professeur de mathématiques.
— Ça ne va pas non plus. Ce n'est pas un signe mathématique, ni physique. Ni un signe du zodiaque, ni un hiéroglyphe. Ni de francs-maçons, ni de secte satanique. Rien de tout cela.
Il marmonna un instant, contrarié, concentré.
— À moins, continua-t-il, qu'il ne s'agisse d'une lettre en vieux norrois, d'une rune, voire d'un caractère japonais, ou même chinois. On a de ces sortes de H à barre oblique. Mais ils ne présentent pas ce trait concave au-dessous. C'est là que le bât blesse. Il nous reste l'hypothèse d'une lettre en cyrillique, mais mal faite.
— Cyrillique ? On parle bien de l'alphabet russe ? demanda Bourlin.
— Russe, mais aussi bulgare, serbe, macédonien, ukrainien, c'est large.
D'un regard Adamsberg coupa net le discours érudit que le commandant s'apprêtait à faire — il le sentait — sur l'écriture cyrillique. Et en effet, Danglard s'obligea à regret à abandonner l'histoire des disciples de saint Cyrille qui avaient créé l'alphabet.
— Il existe en cyrillique une lettre Й, à ne pas confondre avec le И, expliqua-t-il en dessinant sur son carnet. Vous voyez que cette lettre porte un signe concave sur son dessus, une sorte de petite cupule. Elle se prononce plus ou moins « oï » ou « aï » selon le contexte.
Danglard perçut un nouveau regard d'Adamsberg, qui bloqua son exposé.
— En supposant, enchaîna-t-il, que la femme ait eu du mal à tracer ce signe, vu la distance entre la baignoire et le côté du meuble, qui l'obligeait à allonger le bras, elle aurait pu mal placer la cupule et la mettre au milieu et non en haut. Mais, si je ne fais pas erreur, ce Й n'est pas utilisé en début de mot, mais en fin. Je n'ai jamais entendu parler d'une abréviation qui utilise une fin de mot. Cherchez tout de même s'il figurait, dans sa liste d'appels ou son carnet d'adresses, une personne susceptible d'utiliser l'alphabet cyrillique.
— Ce serait une perte de temps, objecta doucement Adamsberg.
Ce n'était pas pour éviter de froisser Danglard qu'Adamsberg avait parlé doucement. Sauf occasions rares, le commissaire ne haussait pas le ton, prenant tout son temps pour parler, au risque d'endormir son interlocuteur, de sa voix en mode mineur, vaguement hypnotique pour certains, attractive pour d'autres. Les résultats différaient selon qu'un interrogatoire était mené par le commissaire ou l'un de ses officiers, Adamsberg obtenant de la somnolence ou bien un flux soudain d'aveux, comme on attire des clous rétifs avec un aimant. Le commissaire n'y attachait pas d'importance, admettant que, parfois, il pouvait s'endormir lui-même sans y prendre garde.
— Comment cela, une perte de temps ?
— Si, Danglard. Mieux vaut d'abord chercher si le trait concave a été dessiné avant ou après la barre oblique. De même pour les deux traits verticaux du « H » : exécutés avant ? Ou après ?