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— Qu'est-ce que cela change ? demanda Bourlin.

— Et si, poursuivit Adamsberg, le trait oblique a été tracé de bas en haut ou de haut en bas.

— Évidemment, approuva Danglard.

— Le trait oblique évoque une rayure, poursuivit Adamsberg. C'est ce que l'on fait lorsqu'on barre quelque chose. À la condition qu'on le trace du bas vers le haut, fermement. Si le sourire a été fait avant, alors il a été biffé ensuite.

— Quel sourire ?

— Je veux dire : le trait convexe. En forme de sourire.

— Le trait concave, rectifia Danglard.

— Si vous voulez. Ce trait, pris isolément, évoque un sourire.

— Un sourire qu'on aurait voulu abolir, suggéra Bourlin.

— Quelque chose comme ça. Quant aux barres verticales, elles pourraient encadrer le sourire, à la façon d'un visage simplifié.

— Très simplifié, dit Bourlin. Tiré par les cheveux.

— Trop tiré par les cheveux, confirma Adamsberg. Mais contrôle tout de même. Dans quel ordre écrit-on ce caractère, en cyrillique, Danglard ?

— Les deux barres d'abord, puis le trait oblique, puis la cupule au-dessus. Comme nous ajoutons les accents en dernier.

— Donc si la cupule a été faite avant, il ne s'agit pas d'un caractère cyrillique raté, nota Bourlin, et on ne perd pas de temps à chercher un Russe dans ses agendas.

— Ou un Macédonien. Ou un Serbe, ajouta Danglard.

Chagriné de son échec à décrypter le signe, Danglard traînait les pieds en suivant ses collègues dans la rue, pendant que Bourlin donnait ses ordres au téléphone. De fait, Danglard marchait toujours en traînant les pieds, ce qui usait ses semelles à grande vitesse. Comme le commandant s'attachait à une élégance tout anglaise, à défaut de pouvoir miser sur une quelconque beauté, le renouvellement de ses chaussures londoniennes constituait un problème. Tout voyageur outre-Manche était prié de lui en rapporter une paire.

Le brigadier avait été impressionné par les bribes de savoir exposées par Danglard, et avançait à présent docilement à ses côtés. Il avait pris « un peu de patine », aurait dit Bourlin.

Les quatre hommes se séparèrent place de la Convention.

— J'appelle dès que j'ai les résultats, dit Bourlin, ce ne sera pas long. Merci pour le coup de main, mais je crois que je vais devoir classer ce soir.

— Tant qu'à n'y rien comprendre, dit Adamsberg avec un geste léger de la main, on peut dire ce que l'on veut. À moi, cela m'évoque une guillotine.

Bourlin regarda un instant ses collègues s'éloigner.

— Ne t'inquiète pas, dit-il au brigadier. C'est Adamsberg.

Comme si cette phrase suffisait à clarifier l'énigme.

— Tout de même, dit le brigadier, qu'est-ce qu'il a dans le crâne, le commandant Danglard, pour savoir tout cela ?

— Du vin blanc.

Bourlin téléphona à Adamsberg moins de deux heures après : les deux barres verticales avaient été tracées en premier, la gauche d'abord, la droite après.

— Comme on commence un H, donc, poursuivit-il. Mais ensuite, elle a dessiné le trait concave.

— Pas comme un H, donc.

— Et pas comme du cyrillique. Dommage, cela me plaisait assez. Puis elle a ajouté le trait oblique, qui a été exécuté du bas vers le haut.

— Elle a barré le sourire.

— Voilà. C'est ainsi qu'on n'a rien, Adamsberg. Ni une initiale, ni un Russe. Juste un sigle inconnu qui s'adresse à un groupe d'inconnus.

— Groupe d'inconnus qu'elle accuse de son suicide, ou qu'elle veut prévenir d'un danger.

— Ou bien, proposa Bourlin, elle se suicide bel et bien parce qu'elle est malade. Mais avant, elle désigne quelque chose ou quelqu'un, un événement de sa vie. Un dernier aveu avant de quitter ce monde.

— Et quel est le type d'aveu qu'on ne livre qu'à l'instant ultime ?

— Un secret inavouable.

— Par exemple ?

— Des enfants cachés ?

— Ou un péché, Bourlin. Ou un meurtre. Qu'est-ce que ta brave Alice Gauthier aurait bien pu commettre ?

— Je ne dirai pas « brave ». Autoritaire, tempérament trempé, voire tyrannique. Pas très sympathique.

— Elle a eu des ennuis avec ses anciens élèves ? Avec l'Éducation nationale ?

— Elle était très bien notée, elle n'a jamais été mutée. Quarante ans dans le même collège, en zone difficile. Mais d'après ses collègues, les gosses, et même les durs de durs, n'osaient pas l'ouvrir pendant ses cours, ça filait sec et droit. Tu penses bien que les proviseurs tenaient à elle comme à une sainte icône. Il suffisait qu'elle se pointe à la porte d'une classe pour que le chahut cesse dans l'instant. Ses punitions étaient redoutées.

— Des punitions corporelles, par hasard ?

— Apparemment rien de tel.

— Quoi d'autre ? Recopier un devoir trois cents fois ?

— Non plus, dit Bourlin. La punition, c'était qu'elle cesse de les aimer. Parce qu'elle les aimait, les élèves. C'était cela, la menace : perdre son amour. Beaucoup venaient la voir après les cours, sous un prétexte ou un autre. Pour te dire la force de la bonne femme, elle avait convoqué un petit racketteur qui, on ne sait comment, lui a livré toute sa bande en une heure. Voilà la femme.

— Tranchante, hein ?

— Tu repenses à ta guillotine ?

— Non, je pense à cette lettre perdue. À ce jeune homme inconnu. Un de ses anciens élèves, peut-être.

— Auquel cas le signe concernerait l'élève ? Un signe de clan ? De bande ? Ne m'énerve pas, Adamsberg, je dois classer ce soir.

— Eh bien, fais traîner. Ne serait-ce qu'un jour. Explique que tu travailles sur le cyrillique. Et ne dis surtout pas que cela vient d'ici.

— Pourquoi traîner ? Tu penses à quelque chose ?

— À rien. J'aimerais réfléchir un peu.

Bourlin poussa un soupir découragé. Il connaissait Adamsberg depuis assez longtemps pour savoir que « réfléchir » n'avait aucun sens, le concernant. Adamsberg ne réfléchissait pas, il ne se posait pas seul à une table, crayon en main, il ne se concentrait pas devant une fenêtre, il ne récapitulait pas les faits sur un tableau, avec des flèches et des chiffres, il ne posait pas son menton sur son poing. Il vaquait, marchait sans bruit, il ondulait entre les bureaux, il commentait, arpentait le terrain à pas lents, mais jamais personne ne l'avait vu réfléchir. Il semblait aller tel un poisson à la dérive. Non, un poisson ne dérive pas, un poisson suit son objectif. Adamsberg évoquait plutôt une éponge, poussée par les courants. Mais quels courants ? D'ailleurs, d'aucuns disaient que, quand son regard brun et vague se perdait plus encore, c'était comme s'il avait des algues dans les yeux. Il appartenait plus à la mer qu'à la terre.

V

Marie-France sursauta en lisant la rubrique nécrologique. Elle avait pris du retard, plusieurs jours à rattraper, donc des dizaines et des dizaines de morts à passer en revue. Non que ce rituel quotidien lui procurât une satisfaction morbide. Mais — et c'était terrible à dire, pensa-t-elle une nouvelle fois — elle guettait le décès de sa cousine germaine, qui l'avait prise autrefois en affection. De ce côté fortuné de la famille, on publiait une annonce dans les journaux en cas de décès. C'est ainsi qu'elle avait appris la mort de deux autres cousins, et du mari de la cousine. Qui demeurait donc seule et riche — son mari ayant curieusement fait fortune dans le commerce de ballons gonflables — et Marie-France se demandait sans cesse si la manne de la cousine avait une chance de lui tomber dessus. Elle en avait fait des calculs, sur cette manne. À combien pouvait-elle s'élever ? Cinquante mille ? Un million ? Plus ? Après les impôts, combien lui resterait-il ? La cousine aurait-elle seulement l'idée de faire d'elle son héritière ? Et si elle donnait tout à la protection des orangs-outans ? Cela avait été un de ses trucs, les orangs, et cela, Marie-France le comprenait parfaitement, elle était prête à partager avec eux, les malheureux. Ne t'emballe pas, ma fille, contente-toi de lire les annonces. La cousine allait sur ses quatre-vingt-douze ans, ça n'allait pas tarder, non ? Encore que dans la famille, on faisait des centenaires à la pelle comme d'autres pondent des gosses. Chez eux, on pondait des vieux. Faut dire qu'on ne foutait pas grand-chose, et cela conservait, à son idée. Mais la cousine avait beaucoup traîné sa bosse à Java, à Bornéo, et dans toutes ces îles terrifiantes — à cause des orangs —, et cela, ça use. Elle reprit sa lecture, par ordre chronologique.