Et demain, recommencer.
Chapitre six
Vendredi 22 mai.
Rien depuis lundi. Pas de lettre, pas de meurtre. Elicius s’était soudain volatilisé. Jeanne, debout dans le métro, se posait des questions. Y aura-t-il une enveloppe pour moi, ce soir ? Sera-t-il dans ce train ? Ce long silence, inexpliqué, l’inquiétait plus qu’il ne la rassurait.
Tu devrais être contente, Jeanne ! Il te fout la paix, c’est une bonne nouvelle ! Tu vas tout de même pas espérer ses lettres ?
Le métro entra en station et Jeanne se retrouva sur le quai. L’instant d’après, elle était dehors. Il pleuvait, ce matin. Une pluie douce et tiède, presque une pluie d’été. Elle n’avait pas pris son parapluie, elle hâta le pas. Un jeune beur l’accosta pour lui proposer des cigarettes de contrebande. Non, merci, je ne fume pas. Il passa son chemin, cherchant un autre client, au nez et à la barbe des buralistes du quartier. Jeanne accéléra encore. Pourquoi il ne m’écrit plus ? Pourquoi…
Il t’a oubliée, Jeanne ! Et c’est ce qu’il pouvait t’arriver de mieux ! Crois-moi… Non, il ne m’a pas oubliée. Il ne peut pas m’oublier… Ah oui ? Et qu’est-ce qui te fait croire ça, hein ?… Il m’aime. Et on ne peut pas oublier du jour au lendemain quelqu’un qu’on aime. C’est impossible. Impossible. Chaque fois qu’il ferme les yeux, il pense à moi… Et les femmes qu’il a tuées, tu y penses ? Tu penses à elles ? Tu devrais penser à elles… Tais-toi, maintenant.
Jeanne entra dans le commissariat, monta directement au deuxième étage. Ses trois collègues étaient déjà là, en pleine discussion, en plein café. Jeanne s’approcha pour leur faire la bise ; elles reprirent leur conversation sans même faire attention à elle. Tout juste interrompues.
— Paraît que le Pacha est entré dans une colère monstre ! dit Monique.
Jeanne l’observait tout en allumant son ordinateur. Toujours aussi ridicule. Un pantalon en faux cuir moulant sa culotte de cheval, un petit haut largement décolleté. Aucun complexe, elle avait de la chance.
— Tu m’étonnes ! Si Esposito le coince pas rapidement, il va se retrouver à la circulation ! ajouta Clotilde avec un sourire malsain.
Clotilde. L’ombre de Monique. Le petit toutou à sa mémère. Elle la suivait partout, était toujours d’accord. Obéissante et docile.
— Esposito se retrouvera jamais à la circulation ! rétorqua Géraldine.
Géraldine, la plus sympathique des trois. La seule à parler à Jeanne, de temps en temps. Une femme à la cinquantaine jolie, cultivée et discrète.
Jeanne posa son sac par terre, à ses pieds et ouvrit son tiroir pour y récupérer ses instruments de travail.
— J’espère qu’ils vont l’arrêter avant qu’il ne remette ça ! reprit Clotilde.
— Tu parles ! C’est le genre de type insaisissable ! répondit Monique en se passant une énième couche de rouge à lèvres. Il y aura une cinquième victime, tu verras ce que je te dis !
Une cinquième victime ? Jeanne s’était figée derrière son bureau.
— Il a recommencé ? s’enquit-elle d’une voix à peine audible.
Elles tournèrent la tête vers elle d’un seul mouvement, surprises qu’elle ouvrît la bouche.
— T’es pas au courant ? s’étonna Clotilde.
— Heu… non, avoua Jeanne.
— Hier soir, ils ont retrouvé une femme assassinée de la même manière que les autres, mais à Paris, expliqua Géraldine.
— À Paris ?
— Ouais, Paris ! renchérit Monique. En plus, il se déplace, ce salopard ! Marseille lui suffit plus… Et puis, il s’en est pas pris à n’importe qui ! C’était une noble ! Une madame de quelque chose ! Une avocate !
— Mais c’est peut-être pas lui ! lança Jeanne avec une étrange conviction.
— Ah ouais ? Ben, demande à Esposito ! Tu verras ce qu’il en dit ! Peuchère ! La pauvre fille a été taillée en pièces avec un couteau et retrouvée à genoux face à un mur ! Tu connais beaucoup de malades qui agissent comme ça ?
Jeanne baissa les yeux.
— D’ailleurs, Esposito est allé à Paris dans la nuit, conclut Monique.
C’était donc pour cela qu’Elicius ne lui avait plus écrit depuis le début de la semaine ! Il était monté à Paris. Il aurait pu me prévenir… ! Quoi ? Te prévenir ? Mais tu es folle, Jeanne !
Peut-être avait-il définitivement quitté Marseille pour s’installer dans la capitale. Parti sans dire au revoir. S’il s’est barré, tant mieux ! Bon débarras !… Il n’y aurait plus de lettre. Un train sans vie. Une ville sans meurtre, tu veux dire !… Jeanne était toujours immobile, face à son moniteur. Mais dans sa tête, un déchaînement. Elle aurait dû être heureuse de cet éloignement soudain. Heureuse qu’Elicius ne revienne plus hanter le 17 h 36. Pourtant, elle ressentait autre chose que de la joie. Une sorte de manque.
A vos yeux que personne ne sait voir, à votre voix que personne ne sait entendre. À votre corps que personne ne sait toucher…
L’avait-elle blessé pour qu’il s’en aille ? Avait-il pris la fuite à cause d’elle ? Arrête de penser à toi, Jeanne ! Pense un peu à ces pauvres femmes ! Pense un peu à ses victimes ! Elles auraient bien aimé le voir s’éloigner, elles !
Jeanne ferma les yeux, un peu coupable, un peu honteuse. Si elle avait parlé à Esposito, il aurait peut-être pu arrêter Elicius. Et deux femmes seraient peut-être encore en vie. C’est toi qui les as tuées, Jeanne ! C’est toi ! Elles sont mortes à cause de toi !… Non ! Je pouvais pas faire ça ! Je pouvais pas ! C’est moi qu’il aurait tuée ! Je serais morte à l’heure qu’il est !
Morte. Parfois, elle se disait que ça vaudrait mieux. Qu’elle aurait dû mourir depuis longtemps. Qu’elle aurait dû succomber au départ de Michel, Parti, lui aussi.
Sans dire au revoir.
Fabrice Esposito alluma une cigarette et replia son journal. Il avait toujours eu du mal à lire dans le train.
Aller-retour express Marseille-Paris. Heureusement, avec le nouveau TGV, ça ne prenait que trois heures. Près de deux mille bornes pour voir un cadavre dans un frigo. Et des photos. Encore des photos. Une femme, trente-cinq ans, à genoux face à un mur. Rouée de coups, égorgée. Les bras et le visage tailladés à l’arme blanche. Les yeux ouverts sur sa peur, sur sa douleur. Et un homme, son mari, qui pleure, qui hurle : « Mais qu’est-ce que vous attendez pour arrêter cette ordure ? »
Le capitaine ferma les yeux ; il avait mal au cœur. Marseille n’était donc pas un terrain de chasse assez grand pour ce fou ! Il voulait le pays tout entier. Si seulement il pouvait s’installer dans la capitale… Ses collègues parisiens seraient peut-être plus efficaces que lui. Ils allaient collaborer, désormais. Malgré ce léger mépris qu’il avait surpris chez ses confrères. Un flic de province, rien qu’un petit capitaine. Avec un accent typique. Et, surtout, un flic qui avait échoué II rouvrit les yeux. Ma vie entière est un échec. J’ai tout raté.
Mais toi, je te raterai pas.
Lorsqu’elle palpa l’enveloppe du bout des doigts, Jeanne eut un violent sursaut. Juste quand le train démarrait. Il était revenu ! Bonne ou mauvaise nouvelle ? Mauvaise, bien sûr. Il allait encore lui parler du meurtre. Celui de Paris. La victime découverte hier soir. Et si elle lui demandait d’arrêter ? Il était amoureux d’elle ; peut-être arriverait-elle à le persuader d’arrêter de semer la terreur ? Oui, il lui fallait essayer. Remettre Elicius dans le droit chemin. Mais ça n’effacerait pas les quatre meurtres. Quatre minimum. Parce qu’après tout, elle n’aurait pu jurer qu’il n’avait pas déjà tué avant.