Elle regarda longuement la lettre. Son écriture était calme, aujourd’hui.
« Vendredi, le 22 mai,
Ma chère Jeanne,
Je suis désolé de ne pas vous avoir écrit depuis lundi mais je n’étais pas à Marseille. Comme vous le savez peut-être déjà, j’étais à Paris. Poursuivant mon destin, ma vengeance.
Vous voyez, Jeanne, je ne vous cache rien de moi. Je vous avoue mes crimes, je me mets à nu devant vous. Je ne peux mentir ; pas à vous.
Ce soir, tandis que je vous écris, je sens l’horreur du sang sur mes mains. J’aimerais tant pouvoir revenir en arrière. Pouvoir oublier. Ce que je suis devenu, ce qu’ils ont fait de moi.
Il y a longtemps, je n’étais qu’un petit garçon comme les autres. Puis un jeune homme comme les autres. Un peu timide, un peu réservé. Un peu faible peut-être. J’étais incapable de faire du mal à une mouche. Naïf, tendre et rêveur, j’imaginais pour moi un avenir banal, une vie sans violence. J’avais des rêves. Des rêves de bonheur, de justice. Je me voyais utile dans ce monde.
Mais j’y ai perdu ma place. Parce qu’ils ne m’ont laissé aucune chance.
Il faudrait que je vous raconte comment j’en suis arrivé là. Pour que vous puissiez comprendre. Savoir qui a créé ce monstre.
Mais ce soir, je n’en ai pas la force, Jeanne. Ce soir, je pleure. Je pleure de voir ce que la vie a fait de moi.
J’ai mal parce que je sais que, demain, je recommencerai. Que rien ne pourra plus m’arrêter. Tant que ma faim ne sera pas assouvie, tant que ma vengeance ne sera pas accomplie, je continuerai.
Dans ces moments de lucidité où je vous écris, je reprends un peu espoir. Vous êtes ma lumière dans ces ténèbres, mon seul repère. Lorsque je vous écris, j’ai encore l’impression d’être ce jeune homme naïf, tendre et rêveur. Et non cette bête féroce qui tue par haine, par douleur. Cet animal enragé qui sommeille en moi et contre lequel je ne peux rien.
Ce soir, je pleure, Jeanne. Vous voyez, je ne vous cache rien. Je vous dirai tout et vous comprendrez. Je sais que vous comprendrez. Et j’espère que vous me pardonnerez.
Jeanne replia la feuille, la remit dans l’enveloppe. Puis dans son sac. Ensuite, elle se tourna vers la fenêtre. Le train venait de repartir de la gare de l’Estaque. Il pouvait désormais rejoindre la Côte Bleue, descendre vers la mer. Quitter le monde du béton pour celui de la roche.
Elicius sait pleurer. Il a des remords, il souffre. C’est un être de chair et de sang, capable de sentiments. Un petit garçon comme les autres. Elle aussi, avait soudain envie de pleurer. Mais les larmes ne venaient pas. Ces larmes qui ne venaient jamais.
Dans sa tête, toujours les mêmes cris, la même lutte. Elle devait le dénoncer à Esposito. Lui faire lire ces lettres. Ses lettres. Pourtant, elle ne se jugeait pas capable de le trahir. Elle le voyait terrorisé, fragile presque.
Fragile ? Comment oses-tu, Jeanne ? Comment oses-tu prendre sa défense ?
Elle ferma les yeux sur la réverbération du soleil qui lui brûlait les yeux.
En elle aussi, sommeillait une sorte de monstre. Se sentir proche de lui, presque malgré elle. Se sentir aimée. Elle était la lumière et le repère de quelqu’un. D’un petit garçon naïf, tendre et rêveur.
Mais elle savait que le combat qu’elle avait engagé contre elle-même était loin d’être gagné. Que la souffrance l’attendait. De toute façon, elle souffrait depuis longtemps. Presque sans s’en rendre compte. Un peu comme on respire. Alors, elle se laissa bercer par les mots, ne retenant que les plus beaux, oubliant la laideur des autres. Bercer par le ronronnement rassurant et les images familières qui l’entouraient…
Le train entra dans un tunnel. Elle n’était pas près d’en sortir.
Chapitre sept
Dimanche 24 mai.
Une journée perdue. Perdue dans d’étranges songes, Jeanne écoutait les trains en partance. Allongée sur son lit, les yeux ouverts sur le plafond blanc et cloqué. Elle entendait la télévision dans le salon ; elle imaginait sa mère assise devant. Elle entendait les rires des enfants dans le jardin d’à côté ; elle imaginait leurs jeux. Aurait-elle des enfants, un jour ? Drôle d’idée. Pour avoir des enfants, il faut d’abord un père. Et pour trouver un père, il faut rencontrer un homme. Aucun homme ne me regarde. A part Elicius. Et voilà, encore lui…
Elle avait relu toutes les lettres ; elle les connaissait par cœur. Elle aurait pu les réciter les yeux fermés. Les yeux fermés, son univers était moins laid. Elle n’avait pas beaucoup dormi, ces derniers temps. Elle était fatiguée.
Se laisser faire, se laisser emporter vers ses rêves même s’ils risquent de devenir cauchemars… Engourdie par la chaleur de cette fin d’après-midi, tout devint flou.
Je suis dans le train, il fait presque nuit. Je lis le dernier courrier d’Elicius. Je sens quelqu’un qui s’approche, une présence familière ; un parfum. Je lève les yeux. Il est là, devant moi. Il me sourit. Son si joli sourire. Ses yeux, clairs, rieurs. Son visage doux et délicat. Michel. Il n’est jamais parti, il ne m’a jamais abandonnée. C’était juste un mauvais rêve. Il s’assoit à côté de moi, prend ma main dans la sienne. J’entends même sa voix. Je souris, moi aussi. Je suis tellement heureuse. D’un seul coup, le malheur s’efface.
Mais, déjà, il se lève. Son regard s’est voilé. Il est triste. Il s’éloigne. Non ! Ne pars pas ! Ne me laisse pas ! Non !
Jeanne rouvrit les yeux. La respiration saccadée, les poings fermés, les muscles tétanisés. D’un bond, elle se remit debout. D’abord, ouvrir la fenêtre, inspirer un peu d’air frais. Un peu de réalité.
Il partait si souvent. Presque chaque nuit…
Elle revint s’asseoir derrière son bureau et fixa longuement le deuxième tiroir. Celui qui contenait les photos, tout ce qui lui restait de Michel. Un album complet, tout ce qu’elle avait pu réunir après son départ. Ces souvenirs, elle ne les exhumait presque jamais. Il ne valait mieux pas. Elle hésita encore…
Soudain, elle prit la clef dans son pot à crayons. Un petit album avec un paysage des îles en couverture. Plage de sable blanc, mer turquoise, cocotiers… Lointain, anonyme, sans intérêt. Il était posé devant elle, il attendait qu’elle se décide… Ne l’ouvre pas, Jeanne ! Ne fais pas ça ! Je t’en supplie… J’ai tellement envie de le voir ! Son visage est déformé, j’ai besoin de le revoir… Non, Jeanne ! Tu vas te faire du mal… Sa main, tremblante, souleva la couverture.
Première photo. Tous les deux, l’un contre l’autre. Ils souriaient. Ils ne savaient pas encore. La cruauté, ils ne la connaissaient pas encore. Deuxième photo, il était seul. Un peu rêveur, un peu perdu. Un peu absent, déjà. Et les images se mirent à défiler plus vite. À se mélanger. Le visage se reformait. Comme s’il était là, dans cette chambre. Retour en arrière. J’aurais pas dû regarder ces photos. J’aurais pas dû…