Jeanne était debout, dos au mur. Son esprit se heurtait aux parois étanches de la pièce, comme un animal piégé, affolé. Des monstres, partout autour d’elle. Et cette douleur, au creux du ventre. Elle ne pouvait ni pleurer ni crier. Elle se mordait les lèvres. Jusqu’au sang. Elle enfonçait ses ongles dans sa chair. Elle aurait voulu hurler sa souffrance mais elle ne pouvait pas. Bloquée au fond d’elle depuis longtemps, elle avait remplacé le sang dans ses veines, se nourrissait de ses entrailles. Elle avait pris toute la place dans son crâne…
Calme-toi, Jeanne ! Supplia la voix. Trop tard. Terrorisée, Jeanne. Dos au mur et face au mur. D’autres images, maintenant. Celles qu’il faut bannir. Celles qui tordent les tripes, qui font vomir. Le goût du sang dans la bouche, la brûlure dans les veines… Et cette putain de télé !
Jeanne traversa la chambre en courant, se précipita vers la salle de bains. La pharmacie, avec ses dizaines de tubes, de boîtes. C’est le tube vert. Le vert. Mais où il est, ce putain de tube ? Elle vidait l’armoire blanche, à la recherche du seul médicament capable de l’arrêter. Elle jetait tout par terre, faisait le tri. Le tube vert, enfin ! Elle mit un comprimé dans sa bouche, se pencha vers le robinet. Voilà, je l’ai avalé. Ça va aller, maintenant. Il va faire effet, il suffit de tenir jusque-là…
Elle releva la tête face au miroir. Son visage, méconnaissable ; et, juste derrière, celui de sa mère.
— Jeanne ? Qu’est-ce que tu as ? Tu saignes !
Oui, je saigne. De l’intérieur.
— Va-t’en ! Fous-moi la paix !
— Jeanne ! Tu as encore pris ces saloperies ?
— Va-t’en, merde !
Dernier avertissement. Jacqueline aurait dû le savoir, depuis le temps. Elle aurait dû prendre la fuite, se terrer dans un coin de la maison. Mais, au lieu de ça, elle s’approcha, inconsciente du danger. Elle essaya de prendre le tube vert dans la main de sa fille. Inconsciente.
Jeanne se dégagea violemment, envoyant sa mère valdinguer contre la porte. Des cris, des hurlements atroces. Jacqueline s’était recroquevillée par terre et regardait, effarée, sa fille, cette étrangère. Cet oiseau noir qui se tapait dans les murs, qui cherchait la sortie.
— Arrête, Jeanne ! s’écria Jacqueline en pleurant.
Elle pouvait encore pleurer tandis que Jeanne ne pouvait que hurler. Et se taper la tête contre les murs. Donner des coups de poing, des coups de pied dans les murs. Se faire mal pour oublier à quel point elle avait mal. Jusqu’à ce qu’elle s’écroule enfin…
Le médicament du tube vert avait fait son chemin. Sectionné ses nerfs. Elle n’était plus qu’une poupée de chiffon, le visage hagard, les mains sanglantes, le front ouvert. La douleur survivait encore dans ses yeux. Le reste était mort.
Alors sa mère put s’approcher. La soulever de terre, la conduire jusqu’au lit. De légers tremblements agitaient ce corps, le sang coulait lentement. Rouge vif sur une peau claire. Pourquoi ne fermait-elle pas les yeux ? Pourquoi refusait-elle de céder ?
Jacqueline ouvrit la fenêtre et tira les volets. En passant devant le bureau, elle vit l’album, devina le visage de Michel dans la pénombre.
C’était lui, le coupable.
— Je vais les jeter, ces photos ! dit-elle avec rage.
Jeanne tourna la tête vers elle et trouva encore la force de parler.
— Si tu fais ça, je te tue…
Lundi 25 mai.
Le commissariat ressemblait à une fourmilière. Et le capitaine Esposito avait envie de mettre un bon coup de pied dedans. 9 heures du matin, mal rasé, les yeux gonflés et cernés. Serrer quelques mains, feindre quelques sourires. Putain, qu’est-ce que j’ai mal à la tête ! Écouter un agent lui raconter sa nuit au poste. Sans intérêt. Putain ! Les cuites, c’est plus de mon âge !
Il arriva au deuxième, fit le tour des bureaux. Même si, depuis quelques temps, il avait la fâcheuse impression que tout le monde le dévisageait. Comme si son échec se lisait sur son front, comme s’il le portait en bandoulière. Les femmes, surtout, le jugeaient d’un simple regard. D’habitude, elles le trouvaient séduisant. Là, elles le trouvaient incapable. Elles avaient peur, sans doute. Peur d’être la prochaine sur la liste. Et lui aussi avait peur. De les trouver à genoux face à un mur.
Seule Jeanne ne le considérait pas ainsi. Elle était bizarre, cette fille. Il ne l’avait jamais vraiment remarquée, jamais fait attention à elle, jusqu’à ce matin. Elle n’avait pas le même regard que les autres. Forcément, elle n’était pas comme les autres. Et puis, aujourd’hui, elle avait quelque chose de particulier.
— Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? demanda-t-il.
Jeanne se pétrifia sur place. Il m’a parlé !
— Rien, répondit-elle précipitamment.
— Rien ? Et ça ?
Il posa un doigt sur son front, juste à côté du pansement qui cachait sa plaie.
Il m’a touchée ! Elle perdait ses moyens. Elle le fixait bêtement.
— Vous avez été agressée ?
Il s’inquiète pour moi !
— Non, je… Je…
Alors, il repéra ses mains, elles aussi abîmées. Mais Jeanne ne trouva aucune explication. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui pose des questions, qu’on s’intéresse à elle. N’était-elle pas transparente, ce matin ?
— Vous ne voulez pas me dire ? insista Esposito.
Les trois femmes du bureau observaient la scène du coin de l’œil. Peut-être un peu jalouses. Et soudain, Jeanne trouva un beau mensonge.
— Je fais des arts martiaux, affirma-t-elle. Hier, j’avais une compétition.
Esposito resta sidéré.
— Ben dites donc, c’est violent !
— Oui, ça arrive parfois. Mais c’est rien, juste des blessures superficielles.
Là, elle l’avait séché ! Et les autres aussi, d’ailleurs.
— Je savais pas que vous étiez dangereuse à ce point ! ajouta le capitaine en riant. C’est quoi comme discipline ?
Merde ! Il voulait des détails, maintenant !
— Du karaté !
Elle en avait fait un peu, quand elle était plus jeune. Un demi-mensonge.
— Vraiment ? Vous êtes quelle ceinture ?
T’es mal barrée, Jeanne ! Si tu lui dis ceinture jaune, tu as vraiment l’air d’une conne !
— Noire. Deuxième dan.
Elle y était peut-être allée un peu fort. Il émit un sifflement admiratif. Il avait un très joli sourire. Dommage qu’il ait oublié de se raser.
— Il faudra que vous me donniez des cours !
Elle rougit. Puis elle enleva ses lunettes et se mit à les nettoyer méthodiquement.
Elle avait de si jolis yeux, une si jolie bouche. Il la voyait pour la première fois.
— Je vous offre un café ?
Là, elle faillit tomber de sa chaise.
— Un café ? répéta-t-elle.
Mais t’es pas un perroquet, Jeanne !
— Oui, un café. Vous savez, ce truc liquide, noir et un peu amer qu’on trouve à la machine qui est dans le couloir… Vous venez ?
Il se dirigea vers la sortie. Jeanne se leva, mécaniquement, pour le suivre. Au passage, elle ne put esquiver le regard assassin de Monique. Des flingues à la place des yeux. Cette fois, elle était jalouse ! Esposito, déjà devant la machine, cherchait de la monnaie dans les poches de son jean.
— Vous voulez quoi ? Un serré ou un long ?
— Euh… Un long.
— : Avec du sucre ?
— Oui. Avec du sucre, s’il vous plaît…
Elle devait avoir l’air complètement niais. Calme-toi, Jeanne. Il va pas te manger ! Parle-lui d’Elicius, c’est le moment ! C’est maintenant ou jamais… Ta gueule !