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— Voilà, dit Esposito en lui tendant le gobelet.

— Merci beaucoup.

Ils s’installèrent de part et d’autre de la table haute. Jeanne se mit à tourner sa petite cuiller en plastique. Geste dérisoire pour contenir le tremblement de sa main.

— C’est vraiment vrai, ce que vous m’avez dit tout à l’heure ? demanda le capitaine.

— Hein ?

— Vos blessures, c’est vraiment à cause d’une compétition de karaté ?

Elle évita de lever les yeux sur lui ; ils ne savaient pas mentir.

— Je me suis dit que vous n’aviez peut-être pas envie de parler devant vos collègues…

Elle ne put se dérober plus longtemps. Elle était démasquée. Effrayée.

Alors, il lui adressa un sourire rassurant.

— Vous savez, je ne veux pas me mêler de vos affaires. Ce n’est pas de la curiosité malsaine. C’est juste que… que si quelqu’un vous fait du mal et que je peux vous venir en aide…

— C’est moi…

— Pardon ?

— C’est moi qui me suis fait ça.

Mais Jeanne ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu es barge ! Il la considérait avec un autre regard, maintenant.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il.

— Je… je pète les plombs, parfois. Je… Et… et pour me calmer, je…

Non, mais ça va pas ! Tu vas passer pour une dingue ! Pourtant, il ne semblait pas la juger. Tout juste étonné.

— C’est le mur, conclut-elle.

— Le mur ? Vous vous tapez la tête contre le mur ?

— Oui.

— Merde !

Il prit sa main dans la sienne, elle eut un sursaut.

— Vous avez des ennuis, Jeanne ?

Il connaît mon prénom !

— C’est à cause du boulot ?

— Non, c’est rien, murmura-t-elle.

Il lâcha sa main, elle eut froid. Il avala son café, sans la quitter des yeux.

— Je ne dirai rien, ajouta-t-il.

— Merci.

— Et le karaté ? C’était une connerie ?

— Heu… J’en ai fait. Mais je ne suis pas ceinture noire !

Il souriait. Vraiment étrange, cette nana !

— C’est vrai que j’avais pas envie de parler devant les autres…

— Ce ne sont pas des amies, je me trompe ?

— Je n’ai pas d’amie…

Merde ! Là, ça la fout mal !

— Pas ici, je veux dire…

— Moi non plus. Tout juste des relations de travail…

Il avait fini son café. Déjà. Il broya le plastique, le jeta dans la poubelle à la façon d’un basketteur. Puis il considéra les mains de Jeanne.

— En tout cas, je voudrais pas être à la place du mur ! fit-il l’air grave.

Elle se déridait, enfin ! Elle avait vraiment un joli sourire. Et dire que je ne m’en étais jamais aperçu ! Je suis vraiment aveugle !

— Bon, faut que j’aille bosser…

— Vous… Vous devez penser que je suis cinglée !

— Cinglée ? On est tous plus ou moins cinglés ! Vous ne trouvez pas ?

— Ben…

— Je vais vous faire une confidence, Jeanne. Moi aussi, ça m’arrive de péter les plombs ! Moi aussi, je tape dans les murs !

— Ah oui ?

Il hocha la tête. Il se fout de moi !

— Je ne crois pas que vous soyez cinglée… Un peu impulsive, peut-être… On ne dirait pas, à vous voir !

Elle termina son gobelet et le déposa dans la poubelle.

— En tout cas, ça m’a fait plaisir de prendre un café avec vous, dit-il.

— Merci.

Elle le regarda s’éloigner ; une démarche souple et féline. Elle ne pouvait voir sa mine attendrie.

Elle est bizarre, cette fille ! Vraiment bizarre… Mais je l’aime bien. Ouais, je l’aime bien.

« Lundi, le 25 mai,

Jeanne,

Voilà le moment de la journée que je préfère. Celui où je vous écris, celui qui me relie à vous. Ma main tremble un peu, d’émotion, de joie. Je vous vois déjà, lisant cette lettre.

Là, je suis assis dans une gare, sur un quai. J’adore les gares. Et vous ? Un petit monde dans le monde, arrivées et départs, séparations et retrouvailles. Ceux qui sont pressés, ceux qui aimeraient que le temps s’arrête. Je voudrais tant être assis à côté de vous, dans ce train que vous éclairez de votre présence.

Mais j’ai peur, Jeanne. Peur que vous ne m’aimiez pas. Souvent, je relis la lettre que vous m’avez écrite. Ce cadeau à la valeur inestimable.

Elle est toujours sur moi, dans une de mes poches. Un peu de vous avec moi… »

Jeanne avait mis du temps à plonger dans l’univers d’Elicius, durant ce voyage. Entre Martigues et Croix-Sainte, le train ralentissait. Il abordait le pont tournant qui lui permettait de traverser le canal de Caronte, artère liquide entre l’étang de Berre et la Méditerranée. Le regard de Jeanne croisa la route d’un petit voilier à coque bleue qui dessinait des formes rondes et sensuelles dans l’eau profonde du canal. De longues minutes à hésiter, réfléchir…

En rejoignant Elicius, elle avait l’impression de trahir le capitaine Esposito. La situation se compliquait. Il avait été si gentil, ce matin ! Elle avait passé la journée sur une sorte de gros nuage douillet. Et, ce soir, elle n’avait pas envie du monde apocalyptique d’Elicius ; mais de ses mots, ceux qu’il savait si bien écrire.

Pourquoi la vie est-elle toujours aussi compliquée ? Pourquoi ?

« Vous devez entendre tellement d’horreurs sur moi, Jeanne. Tellement de mensonges ! Je les lus dans les journaux. Mais ce ne sont que des torchons, des machines à fric qui font leurs chiffres d’affaires avec du sang. Avec mon histoire. Cette histoire qu’ils ne connaissent même pas, à laquelle ils ne comprennent rien.

C’est pour ça qu’ils ne me retrouveront jamais. Que je pourrai exécuter ma vengeance jusqu’au bout. Réaliser la mission qui m’a été confiée. Jusqu’au bout. Ils se croient plus forts ou plus intelligents que moi. Ils ont lâché la meute à mes trousses mais c’est peine perdue. Je déjouerai tous leurs pièges, grossiers. Ils ne sont pas assez forts pour se mesurer à moi. Parce que j’ai une mission.

Ils ont fabriqué un monstre et maintenant, ils regrettent. Ils ont fait de moi une machine à tuer et maintenant, ils voudraient m’arrêter. Mais il ne fallait pas jouer avec le feu. Il ne fallait pas m’apprendre la cruauté. Parce que maintenant, je la manie comme personne.

Ne soyez pas effrayée, Jeanne. Vous, vous échapperez au jugement dernier. Parce que vous êtes l’innocence. Comme moi, vous avez souffert. Comme moi, vous savez ce que le mot douleur veut dire. Comme moi, vous méritez une vengeance.

Et je vous l’offre, Jeanne. Je l’accomplis pour vous. Pour vos yeux tristes, pour votre vie gâchée.

Œil pour œil, dent pour dent. Une vie contre une vie.

Ils payent le prix de leur lâcheté. Ils croyaient m’échapper. Ils croyaient que j’avais pardonné, oublié.

Ils croyaient qu’en m’enfermant, ils allaient anéantir ma personnalité. Mais, au contraire, ils l’ont réveillée. Ils m’ont donné la force en m’offrant le désespoir comme seule perspective. Et maintenant, ils ont peur de moi. Ils me craignent comme on craint la foudre qui va s’abattre. Ils repensent à leurs fautes et ils se repentent. Trop tard.