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— On trouvera pas de point commun, dit-il d’un ton désabusé. On a déjà cherché…

Esposito se planta soudain face à lui, le fixant avec des yeux débordants de colère.

— Eh bien, on va chercher encore ! s’écria-t-il. On y passera nos nuits, s’il le faut ! Tu m’entends ?

— Eh ! Du calme ! Faut pas t’énerver comme ça !

— Écoute-moi bien : ce salaud va continuer à tuer et j’ai plus envie de ramasser les morceaux ! Alors tu vas faire ce que je te dis et fissa ! C’est clair ?

— Ouais ! marmonna Lepage.

— Faut trouver cet enfoiré et le mettre au frais jusqu’à la fin de ses jours !

Il prit son blouson et son arme.

— Où tu vas ? demanda le lieutenant.

— J’ai besoin de prendre l’air…

Il claqua la porte derrière lui.

Lepage soupira encore.

— Putain de merde ! Y pouvait pas aller tuer ailleurs ? Y a trente-six mille communes en France et c’est Marseille qu’il a choisie, ce gros con !

Jeanne se laissa tomber sur un banc, en face des voies. Elle était un peu en avance, ce soir. Elle se sentait seule, elle se sentait mal. Trahie, cruellement déçue. Il n’a même pas voulu m’écouter. Il m’a traitée comme de la merde. Un de plus. Il est comme les autres, finalement.

La BB s’avança lentement.

Jeanne monta dans le dernier wagon, alla s’asseoir à sa place.

Elicius ne l’avait pas oubliée, lui ! La lettre était là, glissée sur le côté du siège. Elle colla son front contre la vitre. Au moins, elle ne serait pas seule pour ce voyage.

Sous le soleil brutal de cette fin d’après-midi, le train s’arracha à la gare avec souplesse. Un aiguillage le remit rapidement dans le droit chemin, dans la bonne direction.

Jeanne ouvrit l’enveloppe. Toujours la même écriture. Appliquée, noire, belle. Presque une œuvre d’art.

« Mercredi, le 27 mai,

Jeanne,

Encore une journée loin de vous, encore une journée perdue. Mais je sais qu’un jour, je serai près de vous. Et j’attends ce moment comme on attend la réalisation d’un rêve. En espérant que vous partagez ce rêve.

Pour le moment, je préfère vous écrire. Tant que je n’ai pas terminé ma tâche, je ne peux faire autre chose que vous écrire. Pour ne pas vous mettre en danger. Et, ainsi, vous aurez le temps d’apprendre à me connaître, peut-être à m’aimer autant que je vous aime.

Mais qu’il est dur de rester loin de vous, Jeanne… Chaque jour, je vous trouve plus belle encore. Et je me demande pourquoi vous vous acharnez à cacher votre beauté. Est-ce par excès de pudeur ? Avez-vous peur d’être aimée ? Vous étiez si belle, dimanche matin, lorsque je vous ai vue près de Notre-Dame-de-Beauvoir ! Vous aviez mis votre petite robe bleue qui vous va si bien. Un ange qui semblait sorti tout droit de la maison de Dieu. Vous croyez en Dieu, Jeanne ? Moi, je n’y crois plus. Mais je peux comprendre que vous ne partagiez pas ce point de vue. Ça ne me choque pas, je l’accepterai très bien… »

Jeanne s’arrêta de lire alors que le train stoppait à l’Estaque. Quelques voyageurs, déjà arrivés à destination, s’éparpillèrent sur le quai. Il m’a vue dimanche ! Il était là, près de moi ! Il me suivait ! Peut-être me suit-il chaque jour ?

Cette idée la terrorisait tout en lui procurant du plaisir. Elle vit s’éloigner lentement la gare avec son vieil abri aux ferronneries anciennes. Et elle aussi, repartit pour un drôle de voyage.

« … Je l’accepterai très bien. Et je ne vous demanderai jamais de changer. Même si j’aimerais vous voir plus souvent porter une jolie robe, voir vos cheveux défaits ; vous voir libérée de ces vêtements stricts, tristes, sombres, qui ne reflètent en rien votre personnalité éclatante, votre fantaisie, votre imagination. Toutes ces choses que vous avez reléguées au fond de vous pour former une armure, pour cacher vos blessures. Parce que le regard des autres vous effraie, parce qu’il vous fait mal. Mais j’espère que mon regard ne vous blessera pas, qu’il saura au contraire vous ranimer, casser ces chaînes et ces barricades construites autour de vous. J’ai cet espoir, un peu fou peut-être, de vous ramener à la vie. De vous rendre heureuse un jour. J’ai ce rêve, Jeanne. Ce rêve que personne jamais ne pourra briser. Personne à part vous.

J’aimerais que vous m’écriviez, si vous en avez envie. Ce serait une grande joie. Vous pourrez tout me dire, tout me demander.

Je veux tout partager avec vous, vous offrir ma vie.

Elicius. »

La rame aborda le viaduc de la Vesse, géant de pierre dressé au milieu des pins maritimes. Peu après, une belle maison blanche nichée dans un écrin de végétation. Une demeure magnifique que Jeanne admirait chaque soir et chaque matin. Qu’il devait être bon de vivre là, face à la Grande Bleue… Justement, la calanque de la Vesse apparut et Jeanne ferma les yeux ; ainsi, elle pouvait entendre la mer mourir contre les rochers, refrain éternel et rassurant. Son cœur s’était calmé, doucement. Elicius savait lui parler. Elicius savait la regarder. Voir ce que personne ne soupçonnait. Voir au fond d’elle, au-delà de ce qu’elle montrait. Un regard perçant, des mots justes. Et tellement d’amour.

Pardonnez-moi, Elicius. Pardonnez-moi d’avoir eu l’idée de vous dénoncer à Esposito. À ce salaud qui n’a pas voulu prendre le temps de m’écouter. Heureusement, d’ailleurs. Comment pourrais-je trahir un homme qui m’aime de cette façon ? Un homme qui m’offre sa vie, qui est prêt à tout me donner…

Hé ! Atterris, Jeanne ! Tu ne vas pas laisser tomber aussi vite ? Demain, tu iras voir le capitaine et tu lui parleras… Le visage de Jeanne se crispa de colère. Je ne lui parlerai plus jamais ! Plus jamais ! Et je ne trahirai pas Elicius ! Le double continua à protester. Avec véhémence. Et Jeanne essaya de ne plus entendre sa voix…

Depuis des années, elle essayait de ne plus l’entendre. En vain. Parfois, elle avait envie de le tuer. Tuer l’autre. Même si l’issue du combat était fatale. Pour ne plus entendre. Pour oublier, aussi. Mais depuis quand cette chose avait-elle envahi son âme ? Elle ne s’en souvenait pas.

La Redonne-Ensuès, trois minutes d’arrêt. Et la rame qui s’allège encore.

Il aime ma robe bleue. Celle avec des petites fleurs blanches. Il faudra que je songe à détacher mes cheveux. Michel aussi, me disait que j’étais jolie. Mais il est parti. Ça me ferait du bien de pleurer. Pourquoi j’y arrive pas ? Est-ce qu’on a une quantité de larmes à la naissance ? C’est peut-être ça. Oui, j’ai dû épuiser le stock.

Chapitre neuf

Le capitaine Esposito se réveilla tard. Un dimanche ordinaire où il n’était pas de garde ; où il n’avait pas sa fille non plus. Un dimanche où il n’était ni flic ni père. Il s’étira, bâilla et s’extirpa à grand-peine du confort moelleux de ses draps. En ouvrant les volets, il fut agressé par une lumière grise et pénétrante ; il pleuvait doucement sur la cité phocéenne, ce dernier jour de mai serait maussade. Du coup, il retourna se coucher. De toute façon, il n’avait rien de prévu. Alors, autant récupérer les nombreuses heures de sommeil volées par le travail.