Il remonta les draps, ferma les yeux. Ne pas penser aux meurtres, au tueur, aux femmes assassinées… D’ailleurs, il avait peut-être changé de région et décidé de frapper sur la capitale. Mais cette idée ne suffisait pas à le rassurer ; il porterait toujours le poids de l’échec. Et, dans ce lit trop grand, personne pour alléger sa solitude. Il prit un oreiller, le colla sur son ventre. Ainsi, il parvint à se rendormir, épuisé…
Jusqu’à ce que son téléphone ne l’arrache brutalement du sommeil.
— Putain ! C’est pas vrai !
C’était vrai. Et le téléphone insistait.
— Allô ?
— C’est moi, Thierry… Désolé de te sortir du pieu mais faut que tu viennes…
— Ne me dis pas que…
— Si. On a un nouveau macchabée sur les bras…
Pas de réponse. Esposito avait le souffle coupé. Ce qu’il craignait le plus venait de se produire.
— On t’attend sur place. C’est à La Ciotat, au 25 rue Marquet. Je te préviens, c’est…
— J’arrive.
Il raccrocha et s’assit sur le lit, serrant l’oreiller dans ses bras. Il était revenu, il avait recommencé. Il ne s’arrêterait pas, il ne s’arrêterait plus jamais. L’oreiller termina sa nuit contre le mur avant de s’aplatir sur le sol.
Esposito se leva, enfila à la hâte un jean, un tee-shirt, une paire de baskets. Il prit son arme et descendit en courant jusqu’au parking souterrain récupérer sa voiture.
Le gyrophare, la sirène et Marseille qui défile comme dans un mauvais rêve… Une ville martyre, une ville qui pleure. Et ses larmes qui viennent s’écraser contre mon pare-brise.
Mais non, je ne vais pas pleurer moi aussi. Même si c’est de rage.
Jeanne sortit une feuille blanche et son stylo à plume du tiroir. Elle rentrait d’une promenade dans Istres, un petit tour au marché. Une balade en forme d’errance dans les ruelles étroites et biscornues, entre les vieilles maisons d’ocre et de craie mélangées. M’a-t-il vue ? Était-il là, juste derrière moi ? Elle avait détaché ses cheveux, mis sa robe bleue ; il faisait chaud malgré le ciel menaçant. Maintenant, elle avait envie d’écrire à Elicius.
La page resta vierge un moment, les mots ne venant pas. Quelque chose l’empêchait de se concentrer. T’es tarée, ma pauvre Jeanne ! Tu vas quand même pas écrire à ce fou ! Tu veux devenir sa complice ou quoi ? Si tu pouvais te taire, me foutre la paix… ! Oh non, je ne te foutrai pas la paix ! Tu devrais avoir honte de toi, honte de ton comportement !
Lentement, Jeanne parvint à faire le vide, à ignorer la voix. Et elle se lança.
« Elicius,
Je voulais simplement vous dire que vos lettres me touchent beaucoup. Que je suis sensible à votre amour. Certes, je ne vous connais pas encore vraiment et il m’est difficile d’imaginer autre chose qu’une correspondance. Mais vos lettres me font chaque jour plus plaisir. Et j’espère que vous continuerez à m’écrire.
Cependant, je ne peux occulter vos actions, les crimes dont vous vous rendez coupable. Je comprends que la douleur vous pousse à agir ainsi, mais je crois que vous devriez bannir toute idée de vengeance. Je crois que vous ne devriez pas faire régner la terreur dans le but de faire payer à d’autres le prix de votre souffrance. Surtout à des femmes innocentes.
Et je serais très heureuse d’apprendre que vous avez renoncé. Faites-le pour moi, faites-le pour vous.
Ce n’était pas une lettre d’amour. Une supplique plutôt. Je ne peux aimer un assassin. Elle mit la lettre sous enveloppe. Elle ne savait pas si elle aurait le courage de la déposer dans le train. Et s’il m’écoutait ? S’il entendait ma prière ? S’il m’aime autant qu’il le prétend, il m’entendra.
Elle se rendit dans la cuisine pour boire un verre d’eau et y trouva sa mère en train de préparer le déjeuner. L’éternel rôti du dimanche. Cette viande rouge et écœurante. Et si je me prenais un appartement ? Un appartement pour moi toute seule, un chez-moi, avec un petit jardin, une cheminée dans le salon, une chambre en mezzanine, une bibliothèque. Et pas de télévision. Elle regardait sa mère s’activer derrière les fourneaux. Sa mère, ignorante du stratagème d’émancipation qui se tramait dans son dos. Elle ne le supporterait pas, elle en mourrait. Trop d’abandons dans sa vie. Jeanne ferma les yeux face au sacrifice annoncé. Puis elle retourna lentement dans sa chambre, repoussant ce rêve égoïste. Un jour, peut-être…
Elle se planta devant la fenêtre, y fut accueillie par un timide rayon de soleil.
Le petit jardin où elle jouait quand elle était gosse : un vieux figuier aux senteurs suaves et sucrées, les lavandes qui préparaient patiemment leur éclosion de couleurs. Et, au-delà des grilles, une rue étroite et calme ; au bout, une placette où quelques hommes disputaient la partie de pétanque dominicale à l’ombre des platanes centenaires.
Jeanne les observa quelques minutes ; ils jouaient avec un sérieux et une concentration étonnants. Comme si leur vie en dépendait.
Un grondement puissant lui fit lever les yeux ; un Mirage venait de quitter la base aéronavale et les vitres fines de la maison se mirent à grelotter doucement. Ils en ont de la chance de pouvoir voler ! S’arracher à la terre ferme, oublier la pesanteur de la vie… Jeanne baissa à nouveau les yeux. Le Mirage était loin, déjà. Je ne peux aimer un assassin…
Mais tu ne peux aimer personne, ma pauvre Jeanne ! Personne…
T’es trop déglinguée pour ça.
La Ciotat et ses chantiers fantômes, ses terrasses de cafés désertées pour cause de pluie. Esposito ne tarda pas à trouver l’adresse qu’il cherchait dans le quartier résidentiel : un attroupement, des lumières bleues, des hommes en tenue. Une sorte de rassemblement macabre, un amas de charognards sur une carcasse encore chaude. Il entra dans la belle maison bourgeoise et grimpa au premier sur les indications d’un planton.
Thierry Lepage l’attendait, le visage fatigué.
— Où est-elle ? demanda-t-il.
— Ben… Dans la chambre. Mais c’est pas… C’est pas « elle »… C’est « il ».
— Comment ça, « il » ?
— C’est un mec, pas une nana…
Le capitaine se sentit soudain libéré d’un poids énorme. Un meurtre, certes, mais rien à voir avec le tueur. Un cambriolage qui avait mal tourné, un règlement de comptes ou un crime passionnel. Peu importe.
Il suivit son adjoint, évitant tout de même d’afficher son soulagement.
Soulagement de courte durée : il y avait un homme, les mains liées dans le dos, à genoux, le front posé contre le mur. La gorge tranchée, le visage tailladé.
Esposito s’arrêta net, abasourdi.
— Merde !
— Il a été tué cette nuit, révéla Lepage. Entre trois et cinq heures du matin. Il s’appelait Bertrand Pariglia, trente-cinq ans, marié. Il était à la tête d’une société d’import-export…
Esposito restait figé à l’entrée de la chambre, les yeux rivés sur le corps sans vie. Pantin désarticulé qui prenait une pose grotesque. Qui tenait à genoux presque par miracle.
— Alors là, je comprends plus rien…
— Moi non plus, avoua Lepage. La mise en scène est identique, l’arme du crime semble être la même que pour les autres meurtres… Faut qu’on attende le rapport du toubib, mais, à mon avis, c’est le même fada…